DANTE ALIGHIERI (1265-1321)
La poésie de Dante
Mais plus sensible que toutes est l'amplification résolue qui, après la force pathétique et l'intensité expressionniste de l'Enfer, s'accentue avec l'émotion plus élégiaque et plus pénétrante du Purgatoire et aboutit au miraculeux triomphe de l'imaginaire dans le Paradis. Des trois « cantiques », c'est l'Enfer qui est le plus connu, le plus populaire peut-on dire : le goût du pittoresque, répandu par la critique romantique, y est pour beaucoup. Dante avait pourtant la conviction, maintes fois affirmée dans son poème, qu'en s'élevant d'un royaume à l'autre, il élevait chaque fois sa poésie par un dépassement de niveau qui la rendait digne d'une matière sans cesse plus « haute ». À six siècles et demi de distance, rien n'oblige, certes, à partager cette vue, si assurée qu'elle soit pour le poète. Quiconque, cependant, veut pénétrer dans le monde de la Comédie doit refuser l'échelle, éliminatoire dans ses conséquences de fait, qui met telle section au-dessus de l'autre ou ramène la Comédie à un chapelet d'épisodes plus ou moins « beaux ».
Ce monde apparaît peut-être comme un monde de jadis par son contenu historique et doctrinal, mais il s'avère étonnamment actuel par sa substance morale, son angoissante incertitude au bord du futur, porteur pour Dante d'une prochaine « fin des temps », par la dimension « planétaire » où il se déploie, par le jaillissement d'un langage poétique de compréhension illimitée, dont l'exacte discipline, celle des tercets enchaînés, n'entrave jamais le pouvoir d'invention. Mais la Comédie n'est vraiment d'aujourd'hui et de toujours que prise dans son ensemble. Rien ne l'archaïse autant que la glane des épisodes pour « morceaux choisis ». On ne peut entrer que totalement dans le poème le plus total qui ait jamais été écrit. Ce n'est qu'en l'embrassant en son entier, par une lecture qui ne s'arrête pas aux moindres détails d'époque, qu'on peut y percevoir tout à fait la puissance et le prix de la poésie de l'ineffable auprès de celle du concret, saisi avec le plus violent réalisme, de la poésie aussi des désespoirs sans fin, des déchirements de l'âme, des attentes anxieuses, des grandes espérances, des allégresses surhumaines, de la poésie, enfin, qui se dégage d'une participation morale passionnée, fruit d'une bouleversante expérience vécue, et non simple estimation dogmatique des actes de la vie humaine.
C'est pourquoi le Paradis ne doit pas être considéré seulement comme la troisième section du poème, mais comme sa conclusion. Sans doute, les exposés théologiques ou scientifiques y sont fréquents, mais non au point d'en constituer la majeure part ou l'essentiel. Et la poésie n'y sombre pas, quoi qu'ait écrit Benedetto Croce, à moins qu'on ne refuse le titre de poésie à ce qui déserte l'évidence pour communiquer ce que nul autre moyen d'expression ne peut signifier pleinement. C'est où Dante affronte l'indicible qu'il atteint le sommet de son art, lorsque, se disant en présence de l'inexprimable, il convertit son aveu d'impuissance en un prodige de poésie, qui ouvre justement sur l'inexprimable les perspectives infinies que son imagination pressent. Et de tels « aveux » s'ordonnent eux-mêmes en une suite de dépassements multiplicateurs, de plongées de plus en plus profondes dans l'immensité des mystères célestes, jusqu'au moment où le don de vision et de langage du poète, si haut soit-il, s'abîme extatiquement en Dieu, au sein de cet « amour qui mène le soleil et toutes les étoiles ».
Depuis sept siècles et plus que la Comédie est lue, commentée, explorée, exploitée comme une mine[...]
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Écrit par
- Paul RENUCCI : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris
Classification
Médias
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