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LYNCH DAVID (1946- )

Le proche et le lointain

En 1999, c'est par un « excès de normalité » que David Lynch crée la surprise avec Une histoire vraie, dont le personnage principal est un vieillard, Alvin Straight, qui traverse les États-Unis, de l'Iowa au Wisconsin, pour rendre visite à son frère aîné, qu'il n'a pas vu depuis dix ans. Intitulé en anglais The Straight Story (« L'histoire de Straight », mais aussi « Une histoire en ligne droite »), le film suit de façon très linéaire l'itinéraire d'un homme dont la seule particularité est de voyager au volant d'un petit tracteur-tondeuse à gazon. Distance, espace, vitesse et durée sont les éléments fondamentaux d'Une histoire vraie, mais aussi, plus généralement, du cinéma : sous couvert de simplicité, Lynch met en perspective sa propre pratique de la mise en scène. Il n'est donc pas paradoxal qu'il juge ce film comme « le plus expérimental » de sa carrière (Libération, 3 novembre 1999), ce qu'atteste également son travail très élaboré sur la bande-son, qu'il s'agisse des bruits spatialisés ou du rapport entre les images et la musique d'Angelo Badalamenti, son compositeur attitré depuis Blue Velvet.

Mais la plus grande bizarrerie d'Une histoire vraie réside, tout simplement, dans son principal objet : la route. Le pouvoir de fascination qu'elle exerce n'est pas moindre ici que dans LostHighway, et le film suivant de Lynch est baptisé du nom même d'une route de Los Angeles, Mulholland Drive (2001). Il s'agit, à l'origine, du premier épisode d'une série télévisée, refusé par la chaîne américaine ABC et « recomposé » pour le grand écran. De ce parcours, le film garde la forme d'un collage juxtaposant des images fétiches (l'homme mystérieux, le rideau rouge, les éclats de violence et de folie absurde...) autour de la rencontre amoureuse de deux jeunes femmes : l'une est blonde et rêve de conquérir Hollywood, l'autre, brune, a perdu la mémoire dans un accident de voiture sur Mulholland Drive. Le récit se dissout dans un mystère qui bouleverse peu à peu les repères de temps et d'espace, effaçant toute frontière entre cauchemar et réalité. Le film ne renouvelle pas l'inspiration de Lynch, mais la radicalise : tout son projet semble être de donner une forme à un matériau romanesque proprement indescriptible. C'est là désigner, dans sa maîtrise ultime, l'exercice de la mise en scène (Lynch en obtient le prix à Cannes en 2001), qui se poursuit avec Inland Empire (2007).

La route est assurément l'élément clé de cette problématique : forme à la fois précise et abstraite, elle crée une limite et désigne en même temps l'infini. C'est ce qu'exprime ce passage de Feuilles d'herbes, de Walt Whitman, choisi par Lynch pour éclairer Une histoire vraie : « Toi route où je m'engage de part et d'autre, Je crois que tu n'es pas tout ce qui est ici, Je crois que beaucoup de choses sont aussi ici. » Voir l'invisible, montrer ce qui nous échappe, c'est sur cette piste audacieuse que s'engage le cinéma de Lynch, ce qu'il exprime lui-même ainsi : « Nous ne vivons pas l'ultime réalité : le „réel“ reste caché durant toute la vie, nous ne le voyons pas. Nous le confondons avec toutes ces autres choses. La peur est fondée sur le fait que nous ne voyons pas l'ensemble. »

Après Inland Empire, cette quête d’un réel « autre » emprunte plus franchement encore d’autres voies que le cinéma et privilégie la peinture, la musique et le design… jusqu‘à son retour à la réalisation avec une troisième saison de TwinPeaks, en 2017.

— Frédéric STRAUSS

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