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DE LA GRAMMATOLOGIE, Jacques Derrida Fiche de lecture

Jacques Derrida - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Jacques Derrida

Cinq ans après son introduction-traduction de L’Origine de la géométrie de Husserl, Jacques Derrida publie, en 1967, trois livres étrangement différents, paradoxalement proches. Au classicisme apparent de La Voix et le phénomène, ample et féconde méditation sur le problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, semble répondre un certain vent de folie qui, en 1967, fait de L’Écriture et la différence le livre de la modernité en marche. Qu’elles questionnent l’écriture littéraire (Artaud, Bataille, Jabès) ou le motif structuraliste, Freud ou Lévinas, les onze études qui composent le livre traduisent une façon profondément novatrice d’écrire et vivre la philosophie, d’écrire pour vivre la philosophie.

Mêlant la créativité joyeuse et l’implacable rigueur analytique qui caractérisent ces deux ouvrages, De la grammatologie relance les questions essentielles qui nourrissent une œuvre en devenir. Dans le sillage de Husserl et de Heidegger, Jacques Derrida interroge l’histoire de la métaphysique occidentale, et plus particulièrement le privilège de la voix et de l’écriture phonétique dans ses rapports à l’histoire de l’Occident.

Le supplément d’origine

Comme semble l’indiquer son titre, on lira d’abord dans De la grammatologie les prémisses d’un traité de l’écriture. S’y dessine un projet certes philosophique mais aussi culturel, et clairement politique ; il s’agit, dans le contexte particulier de la fin des années 1960, de mettre en question le structuralisme et son modèle linguistique porteur d’une philosophie implicite. L’« avertissement » et l’« exergue » du livre en précisent l’enjeu. De Platon à Husserl règne un modèle unique. L’écriture, pensée comme représentation de la parole vive, s’y révèle prisonnière d’un cortège d’oppositions et de présupposés implicites qui fondent la métaphysique occidentale : dehors/dedans, essence/apparence, originaire/dérivé, etc. Le projet apparent de Derrida va consister à réévaluer et élargir le concept d’écriture, à repenser le lien de soumission au sens, à la présence, à la conscience tel qu’il fut manifesté par toute cette tradition dite logo- ou phonocentrique qui, à travers la parole, affirme la proximité de la pensée à elle-même, là où l’écriture n’en serait jamais que la représentation « impure ».

La première partie du livre, « L’Écriture avant la lettre », dessine une matrice théorique. Elle interroge la logique qui, dans notre tradition de pensée, fait de l’écriture un « supplément » de la parole (J. J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 1781). Elle construit, propose, justifie une chaîne de concepts critiques qui, tels la trace ou la différance, viennent affecter silencieusement la plénitude du signe. L’autre partie de l’ouvrage, « Nature, culture, écriture », circonscrit cette époque exemplaire, qui, de Rousseau à Claude Lévi-Strauss, s’ingénie précisément à réduire et à neutraliser l’espace de l’écriture. Elle montre combien la mise en œuvre de tels concepts conduit à une logique inouïe : « ou bien l’écriture n’a jamais été un simple supplément, ou bien il est urgent de construire une nouvelle logique du supplément ». Et c’est, de fait, cette urgence-là qui guide la scrupuleuse lecture de L’Essai sur l’origine des langues conduite par Derrida, tandis qu’avec une infinie patience s’instruit, dans le même geste, un supplément au sein de la logique. La démonstration est parfaitement lisible ; la prétendue dérivation de l’écriture n’est possible qu’à une condition : que le langage premier ne soit pas vierge d’écriture, qu’il ait toujours lui-même été écriture : « Une parole sans principe consonantique, c’est-à-dire, selon Rousseau, une parole abritée de toute écriture, ne serait pas une parole : elle se tiendrait à la[...]

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  • DERRIDA JACQUES (1930-2004)

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    • 3 352 mots
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    Le privilège dont jouissent la voix et la parole dans la tradition philosophique permet à Derrida de caractériser celle-ci — notamment dans De la grammatologie (1967) — comme phonocentrisme ou logocentrisme. Il ne s'agit pas pour lui de s'y opposer, mais d'en critiquer la logique, en commençant...