DÉBUTANTS (R. Carver)
Faut-il parler de revirement dans le monde de l'édition ? Durant près de trente ans, les nouvelles de Raymond Carver connues sous le titre Parlez-moi d'amour – publiées en 1981 chez Knopf et en traduction aux éditions Mazarine en 1986 – furent proposées dans une version mutilée et révisée par l'influent éditeur américain Gordon Lish. Ces dix-sept nouvelles renaissent dans leur version initiale sous le titre Débutants (trad. par J. Huet et J.-P. Carasso, éditions de l'Olivier, 2010). Ainsi les deux recueils ont-ils non seulement changé de titre, empruntant à chaque fois celui d'une des nouvelles, mais surtout d'ampleur, passant du simple au double.
Étrange paradoxe : les lecteurs du premier recueil paru ont lu un Carver allégé et tronqué, alors même que les grandes anthologies américaines publiaient des nouvelles de leur choix en version originale, puisées dans le fonds des revues littéraires et des petites maisons d'édition qui avaient fait connaître l'écrivain, nouvelle après nouvelle. Il a fallu toute l'opiniâtreté de la seconde épouse de Carver, Tess Gallagher, elle-même écrivain, et le travail de deux universitaires pour retrouver la pleine sonorité de l'écriture de Carver. Cette variation littéraire sur le thème de Pygmalion et Galatée ne va pas sans surprendre, même si quelques circonstances éclairent la manipulation. Dans les années 1960, Ray Carver (1938-1988) mène une vie difficile et instable, changeant d'emploi, manquant d'argent, s'abîmant dans l'alcool. L'écrivain John Gardner lui conseille d'écrire, mais il mettra dix ans à percer jusqu'au moment où Gordon Lish accepte une de ses nouvelles pour le magazine Esquire. Lish n'est pas le premier venu, il a du flair : c'est un homme de radio qui fait carrière dans l'édition chez Knopf, mais aussi à Esquire puis au New Yorker où il signe un contrat d'exclusivité avec Carver, qu'il va rendre concis et percutant. Lish lui-même écrit des nouvelles (What I Know so Far) et le roman Peru, qui connaissent le succès. Surtout, il va triompher avec Dear Mr Capote, roman épistolaire dont Carver dira qu'il est follement brillant. D'où cette relation fiévreuse de dépendance et d'inquiétude exprimée par Carver dans une lettre du 8 juillet 1980 à son éditeur où il l'implore, l'encense et le supplie : « Je suis revenu de la tombe pour me remettre à écrire des nouvelles... Et maintenant, j'ai peur, je suis mort de peur, j'ai l'impression que si le livre devait être publié sous sa forme révisée, je n'écrirais peut-être plus jamais. »
Carver, au nom de sa fierté, du plaisir d'écrire, de l'intégrité, se bat en particulier pour trois textes car son émotion est à la mesure de l'ampleur des coupures. Qu'on en juge plutôt : Une petite douceur, à partir du tapuscrit, est réduit de trois quarts pour paraître sous l'intitulé Le Bain ; Si tu veux bien, devenu Bingo, perd les six dernières pages, et son titre est modifié à deux reprises ; Où sont-ils passés tous ? rebaptisé Monsieur le Bricoleur se trouve amputé des deux tiers et le tout à l'avenant. Or ces nouvelles sont très proches de la vie récente de l'écrivain – déglingue, sevrage, violence des attentes et des rejets – et il plaide pour ne pas perdre son âme : « S'il vous plaît, faites le nécessaire pour arrêter la publication du livre. » Carver propose même de renvoyer à Knopf l'avance qui lui a été accordée. Rien n'y fait. Les versions dépouillées à l'extrême, éviscérées par Lish, vont lancer sa carrière au moment de la grande renaissance de la nouvelle dans les années 1980 aux États-Unis.
Tel impérieux motif de relecture amène à nuancer certains jugements portés sur l'écrivain. Minimaliste, Carver[...]
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Écrit par
- Liliane KERJAN : professeure des Universités
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