DÉCADENCE
Longtemps hantée par le déclin et la chute de l'Empire romain d'Occident, la réflexion sur la décadence est solidaire d'une méditation sur l'Histoire dans laquelle elle s'inscrit. Elle l'est également de spéculations sur le destin des civilisations dont le devenir est souvent interprété à partir d'un modèle unique qui se résout en une métaphore organiciste : les individus vieillissent, les espèces dégénèrent, les États périclitent.
En raison de la multiplicité des registres où elle se trouve appréhendée, de la diversité des critères de la dégénération, du décours, du déclin, en raison aussi du contenu émotionnel qui lui est historiquement assigné, la décadence, qui peut être aussi bien considérée en tant que maladie constitutionnelle de la conscience, forme de l'imaginaire, esthétique où triomphent l'artifice et la virtuosité, qu'interprétée sous un éclairage psychanalytique en termes de régression, apparaît comme une notion obscure, un concept confus, une idée chargée d'ambiguïtés.
La méditation sur l'histoire
Construction d'un modèle
C'est dans la perspective ouverte par la sociologie de la connaissance historique qu'il convient de situer le thème de la décadence. On peut y suivre les grandes étapes d'un processus d'intériorisation dont s'est saisie l'anthropologie psychanalytique qui met aujourd'hui l'accent sur le rôle joué, dans toute culture, par l'instinct de mort. Mais les moments les plus importants d'un tel retour réflexif ne prennent sens qu'à partir d'une cristallisation massive du concept de décadence qui, d'emblée, a trouvé dans l'inclinatio de Rome son paradigme achevé.
L'idée de décadence n'est certes pas étrangère à la pensée grecque, comme en témoigne le mythe généalogique des races, développé dans Les Travaux et les jours, où Hésiode raconte également comment l'humanité fut affligée de tous les maux après que Pandore eut ouvert la jarre qui les contenait, seule l'espérance lui étant demeurée. Jean-Pierre Vernant a néanmoins montré que l'ordre suivant lequel les races « métalliques » se succèdent sur la terre n'est pas à proprement parler chronologique, Hésiode n'ayant pas la notion d'un temps unique et homogène. « Si la race d'or, écrit-il, est dite la première, ce n'est pas qu'elle soit apparue, un beau jour, avant les autres, dans un temps linéaire et irréversible [...], c'est parce qu'elle incarne des vertus – symbolisées par l'or – qui occupent le sommet d'une échelle de valeurs intemporelles. » La conception d'une échéance progressive de l'humanité n'est pas seulement incompatible avec l'épisode des Héros qui, intercalé entre les générations du bronze et du fer, interrompt le mouvement de décadence continue ; elle ne se concilie pas davantage avec une théorie des âges dont la série compose, à l'image des saisons, un cycle qui, achevé, recommence soit dans le même ordre, soit dans l'ordre inverse comme dans le mythe platonicien du Politique.
On sait, d'autre part, que si Platon expose au livre VIII de La République comment les régimes se corrompent, le mal pour lui n'est pas irrémédiable : dans Les Lois, il légifère pour une cité de son temps et multiplie notamment les prescriptions concernant le système d'éducation. Le pessimisme historique ne caractérise donc pas la pensée grecque. Le déclin d'Athènes, enfin, n'a pas été perçu comme la fin de la civilisation.
Les avatars de ce thème historiographique, la fin du monde antique, ont été étudiés par S. Mazzarino qui a dressé l'inventaire des interprétations auxquelles ont été soumises les vicissitudes de l'histoire du Bas-Empire. Sans doute, ainsi qu'il en fait[...]
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
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