DÉCADENCE
La contemplation des ruines
Du danger des richesses
Deux siècles séparent l'Apologie de Lövenklav de la publication, en 1776, du premier tome de l'œuvre de Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, qui reçut les éloges de Robertson, Ferguson, Walpole et surtout de Hume. Au cours de cette période, l'histoire de Rome demeure le modèle de référence fondamental au moyen duquel la décadence des États est analysée. Le problème du changement est abordé à la lumière d'une double tradition – classique et chrétienne –, qui constitue une réserve d'images et de concepts dans laquelle puisent théologiens et historiens, philosophes et poètes. Mais les jugements repris d'Ammien Marcellin ou de saint Cyprien (traité Ad Demetrianum), sont déplacés d'un registre à l'autre et ajustés aux événements contemporains. Ainsi le discours de Rousseau évoquant « la mesure dont chaque Peuple s'est éloigné de son institution primitive » est à bien des égards un discours religieux. Une importance différente est, en outre, accordée aux facteurs explicatifs du phénomène. Si ces causes morales sont toujours citées, on devient plus attentif à ses causes sociales, et la contraction économique du xviie siècle européen, comme l'éclat artistique du Grand Siècle, inspire des considérations sur les changements qui interviennent dans la production des biens matériels et la modification des idéaux esthétiques dans les périodes de déclin.
Les schémas d'interprétation sont, en fait, inséparables d'expériences individuelles et collectives. Cas d'espèce envisagé, au début du xviie siècle par G. de Cellorigo, à partir de la ruine de la civilisation antique, l'Espagne devient progressivement un nouveau paradigme. La crise qu'elle traverse détermine une explication économique du déclin de Rome qui, au xviiie siècle, est traitée comme une Espagne moderne. Travail préparatoire à De l'Esprit des lois, les Considérations sur les richesses de l'Espagne ont précédé celles de 1734. Bientôt Gibbon écrira : « Prosperity ripened the principle of decay » (Decline..., chap. xxxviii, « General Observations ... »).
Dans la France des Lumières, l'idée se diffuse que la décadence commence avec l'abondance, le déclin d'Athènes l'atteste suffisamment. « Comme les richesses et les beaux-arts mènent à la corruption », écrit Jaucourt dans l'Encyclopédie à l'article « République d'Athènes », « Athènes se corrompit fort promptement et marcha à grands pas à sa ruine. » Elle pénètre tout un siècle dont l'art se perd dans le pullulement décoratif du rococo. Partout s'inscrit, visible, l'opposition de l'être et du paraître, du nécessaire et du superflu, de l'énergie et de la décadence. Voltaire pouvait écrire à La Harpe, le 23 avril 1770 : « Nous sommes dans le temps de la plus horrible décadence. » Déjà, en 1739, d'Argenson dans ses Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France avait appelé la monarchie française « un sépulcre blanchi », son éclat extérieur dissimulant mal la pourriture intérieure.
En fait, l'inquiétude grandit sourdement de ne pouvoir longtemps maintenir un centre lumineux dans un monde qui s'enténèbre, libéré qu'il veut être du poids du ciel, affranchi de l'ancienne mythique ; car tout est donné à la fois, physique et métaphysique, liberté et égalité, raison et folie, histoire et éternité.
Cette civilisation, qui se sent et se sait vulnérable, a la hantise des ruines. Soigneusement néo-classiques, « elles jettent, écrit F. Furet, leur note de tristesse apprivoisée dans les parcs des châteaux aristocratiques ». Mais elles ne sont pas seulement un élément du décor ; elles cessent précisément au xviiie siècle[...]
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
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