DÉCADENCE
Le mal des siècles
Décadence et dégénérescence
Un même optimisme caractérise au xixe siècle le scientisme et le positivisme en France, en Allemagne le matérialisme mécaniste de Karl Vogt et Jakob Moleschott. D'un bout à l'autre du siècle, de Saint-Simon à Ernest Solvay, semblent s'affirmer la même confiance dans la science, la même foi dans le progrès.
Les réflexions dolentes sur la décadence ne manquent pas cependant. Chateaubriand se lamente : « Nous, l'État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. » La décadence est alors un thème que le courant contre-révolutionnaire a fortement marqué à droite. Elle débute avec la philosophie politique du xviiie siècle qui a été réalisée par la Révolution française. Contre celle-ci se déchaînent, en Angleterre, Carlyle, en France notamment De Maistre et Bonald, en Allemagne tous ceux qui ont réagi passionnément au Discours de Fichte. Le remède invoqué ne varie guère : le retour au passé, et plus précisément à un Ancien Régime hautement mythifié, idéalisé au point d'en être méconnaissable, monde heureux qu'évoquera encore Le Play dans La Réforme sociale en France. Mais, au total, « le stupide xixe siècle », comme l'appelle méchamment Léon Daudet, a donné davantage dans « les dogmes et marottes scientifiques » que dans les considérations tristes sur l'histoire.
En 1870, la critique ironique des idées de Vico, de Bossuet, de Montesquieu, de Rousseau, complaisamment développée à l'article « Décadence » de l'Encyclopédie Larousse, semble apporter la preuve que la belle confiance dans la science, dans les tendances du monde moderne, dans le libéralisme surtout, n'était pas encore entamée. « Quelles pourraient être pour les peuples les causes de décadence ? » En effet : « La théocratie, le despotisme, les oligarchies, l'esclavage, l'excès des inégalités sociales, l'esprit de conquête, l'absence enfin de tout lien de solidarité entre les peuples ont été funestes à l'Antiquité sans épargner le Moyen Âge et même les siècles les plus récents. Or, tous ces principes de décadence tendent à disparaître sur toute la surface du monde civilisé. » Des civilisations ont sombré les unes après les autres : c'est parce qu'elles avaient épuisé leur « principe de vie ». « Prétendra-t-on, enfin, que les races dégénèrent ? Nous n'en croyons rien, absolument rien. »
Cependant les machines à enregistrer les pulsions culturelles opèrent bien souvent avec retard : le reflux avait déjà commencé, la ferveur était retombée. Les doutes s'étaient multipliés. Ainsi l'hypothèse d'une dégénérescence des races, sommairement écartée dans l'article précédemment cité, est au cœur de la correspondance échangée par Tocqueville et Gobineau entre 1855 et 1859. Au premier qui se montre curieux de savoir à quoi il attribue la rapide et en apparence irrémédiable décadence de toutes les races, l'auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines répond le 15 janvier 1856 que les causes du mal sont à chercher dans leur mélange opéré dans les grandes villes, l'effacement du type, l'absence de préjugé de race (« le comble de la démocratie »), la disparition du sentiment viril. La recherche du bien-être matériel ainsi qu'une conception étroite de l'intérêt propre aux individus irrémédiablement dégénérés sont les symptômes de ce mal qui frappe particulièrement les Français : « Je leur dis : vous mourez », déclare-t-il à Tocqueville, le 20 mars 1856, « je dis que vous avez passé l'âge de la jeunesse, que vous avez atteint celui qui touche à la caducité ... » À la même époque, Prokesch-Osten écrivait à Gobineau (19 juill. 1856) : « Tout ce que vous me dites sur la marche descendante de notre société est dogme chez[...]
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
Classification
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