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DÉCADENCE

Le sommeil de la raison

L'imaginaire décadent

Dans un article paru à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Culture, civilisation, décadence, H. I. Marrou, s'appliquant à expliciter ce que désigne le dernier terme, déclarait : « Il n'y a qu'une chaîne d'évolution continue qui se poursuit à travers les siècles et en dépit de toutes les crises, assurant la continuité et l'unité secrète de la civilisation occidentale. » Après avoir remarqué que le phénomène de transition est masqué par celui, bien plus visible, de la décadence, Marrou refuse de voir en celle-ci un moment catastrophique de l'évolution créatrice. De toute façon, les idéaux s'usent, les formes se figent, les discours deviennent répétitifs. Une civilisation trop vieille tend à n'être plus qu'une somme de contraintes. On peut donc se demander si l'oubli de l'acquis antérieur n'est pas quelquefois une condition favorable qui aide à la création d'une forme originale et nouvelle de civilisation. « C'est dans la mesure où, par la décadence, saint Augustin a été libéré de l'Antiquité, qu'il s'est révélé vraiment créateur. »

Une fois sa fonction reconnue, la décadence doit donc être assumée car elle a pour ultime effet d'alléger l'esprit et de lui rendre, en quelque sorte, la liberté de ses mouvements. Ce qu'implique ou suppose un tel processus, aussi idéellement décrit, doit être cependant précisé.

La décadence n'a jamais été mieux assumée qu'à la fin du xixe siècle. Elle est alors une recherche désespérée du nouveau, du rare, de l'artificiel, de l'étrange. Verlaine a ramassé ce mot qui suppose des pensées raffinées d'extrême civilisation. La décadence, c'est pour lui « Sardanapale allumant le brasier au milieu de ses femmes ; c'est Sénèque s'ouvrant les veines en déclamant des vers ; c'est Pétrone masquant de fleurs son agonie ». Il s'y mêle aussi du regret de n'avoir pu vivre « aux époques robustes et grossières de foi ardente, à l'ombre des cathédrales ». Pour Paul Valéry, également, décadent veut dire, ainsi qu'il l'écrit à Pierre Louÿs en 1890, « artiste ultra-raffiné ».

La sacralisation de l'artificiel, défendue par Oscar Wilde, est au cœur du décadentisme qui n'est pas seulement une réaction négative au naturalisme, un simple avatar du mouvement symboliste, une transition. L'imaginaire décadent marque les œuvres de Baudelaire, Poe, De Quincey, Flaubert, Gautier, comme celles de Bourges, Peladan, Huysmans. Publiés la même année –1884 –, Le Crépuscule des dieux, Le Vice suprême, À rebours surtout, où R. de Montesquiou perce sous Des Esseintes, se situent dans un monde décomposé comme une venaison. Décadence contemporaine et décadence antique s'y confondent, inspirant une curiosité pour l'Antiquité tardive, Alexandrie, Byzance, le Bas-Empire, que se sont employés à satisfaire J. Lombard (L'Agonie, 1888, dont Octave Mirbeau a préfacé en 1901 la dix-neuvième édition), Anatole France (Thaïs, 1890), Paul Adam (Les Princesses byzantines, 1893), Pierre Louÿs (Aphrodite, 1896), Jean Richepin (Contes de la décadence romaine, 1898) et Alfred Jarry (Messaline, 1906).

La description clinique de cet intérêt a souvent été faite. « Psychologie morbide », « nervosisme », « névrose », « maladie du progrès », « névrose par décadence » sont autant de termes ou d'expressions qui, par la fréquence de leur emploi, témoignent de la dimension pathologique de cette sensibilité décadente fortement marquée, à l'origine, par le pessimisme fondamental de Schopenhauer et de Hartmann. L'idée d'un dépérissement de la race, épuisée par une trop vieille civilisation pour laquelle le positivisme a sonné la fin des illusions[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de L'Année sociologique

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