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DÉCHRISTIANISATION

Désaxiologisation

On nomme axiologie un système de valeurs normatives sollicitant et entraînant des convictions. Les idéologies persuadent, les idéaux convainquent. Or, pendant des siècles les valeurs occidentales se sont identifiées aux valeurs chrétiennes : la vie quotidienne et saisonnière est encadrée dans un calendrier chrétien et, si le temps est ainsi christianisé à l'intérieur de ce calendrier, les espaces sont christianisés autour des clochers, comme les vocabulaires le sont par une philosophie dérivée des théologies chrétiennes. Une nouvelle question surgit donc : les déchristianisations ambiguës analysées plus haut entraîneront-elles une désaxiologisation ? C'est-à-dire non pas un transfert des valeurs, comme celui que prophétisait Nietzsche, mais une pure et simple éviction des valeurs ; car l'hypothèse ne peut être exclue : c'est celle d'une humanité installée dans un règne de moyens (la société de consommation) et condamnant à l'ostracisme tout royaume des fins. On vient de remarquer que les quatre types de phénomènes décrits sous le terme ambigu de déchristianisation demeurent ambivalents, susceptibles d'une interprétation en termes de déclin ou d'une interprétation en termes d'essor. Mais si s'additionnent les caractères d'un véritable déclin, le résultat d'un tel processus cumulatif ne serait-il pas précisément une désaxiologisation ? Le christianisme ayant été non seulement une table des valeurs, mais la table des valeurs et cessant de l'être ou même d'en être une, la déchristianisation ne serait-elle pas non seulement un changement des valeurs, mais la perte de toute valeur, l'entrée dans la « choséité » (Sachlichkeit), dans la « médiocratie » (Balzac) ? Cette question va plus loin que les contestations de la « démythologisation » ou la « désidéologisation » du ou des christianismes. Elle est plus fondamentale que les désescalades qui viennent d'être analysées. Si tel était le résultat, la déchristianisation au sens d'une désaxiologisation radicale ne reléguerait-elle pas le christianisme au musée mondial des religions imaginaires ?

C'est à cette question, en tout cas, qu'ont tenté de répondre les fameuses « théothanatologies », ou théologies de la mort de Dieu, introduites par les messages de Dietrich Bonhoeffer, son fameux paradoxe Etsi deus non daretur et son hypothèse d'un christianisme sans religion, d'un christianisme qui ne serait plus une religion. Serait-ce un christianisme radicalement déchristianisé ? Serait-ce, au contraire, un christianisme ultra-christianisé ? Tout le problème de la déchristianisation tient dans l'incertitude où les uns comme les autres se trouvent d'avoir à répondre par oui ou par non à cette double question. Cette incertitude se conjugue enfin avec celle du devenir œcuménique qui, après avoir nourri les Églises protestantes puis les Églises orthodoxes, a atteint avec Vatican II le catholicisme romain. Encore, ces trois grandes confessions ne représentent-elles pas, comme on l'a dit, la variété et la multitude des christianismes actuels. L'avenir seul révélera si l'œcuménisme peut être une réponse au défi de la désaxiologisation. Cet œcuménisme sera-t-il un christianisme qui se sera refusé au monisme ? Ou bien, au contraire, un christianisme qui aura renoncé à ses valeurs spécifiques pour un commun dénominateur ?

Devant ces deux éventualités, les phénomènes décrits sous l'étiquette de « déchristianisation » sont apparemment de nature soit à ouvrir le christianisme sur la première, soit à l'enfermer dans la seconde.

— Henri DESROCHE

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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