DÉCOLLAGE ÉCONOMIQUE
Terme introduit par l'économiste américain Walt Rostow, le décollage économique (take-off) désigne l'étape décisive de la croissance d'une économie. L'intérêt de la notion de décollage réside dans le projet de réunir théorie économique dynamique et histoire économique, entreprise souvent rendue stérile par les servitudes de l'ajustement des modèles économiques aux données historiques (transformation inévitable de facteurs décisifs, sociaux, politiques, techniques en simples paramètres, déterminés de manière exogène). Rostow, soucieux de conserver leur caractère endogène, propose dans ses Étapes de la croissance économique (The Stages of Economic Growth, 1960) l'esquisse d'une théorie générale de l'histoire des sociétés, rétrospective aussi bien que prospective, appuyée sur sa propre théorie économique dynamique, et visant à faire pièce au marxisme. Auprès des historiens, la notion de décollage vient ainsi en concurrence avec celle de révolution industrielle.
Selon ce point de vue, le décollage n'est pas le commencement de la croissance, mais la « phase décisive de l'histoire d'une société où la croissance devient un phénomène normal ». Amorce de la croissance « auto-entretenue », le décollage n'est que la troisième des cinq étapes que distingue le schéma rostowien : société traditionnelle, conditions préalables au décollage, décollage proprement dit (en une génération), marche vers la maturité, ère de consommation de masse. La notion implique en effet une attention particulière portée aux conditions préalables : transformations sociales, techniques et scientifiques ; mise en place d'une infrastructure grâce notamment aux investissements — peu rentables — opérés par le secteur public ; rôle du nationalisme, et surtout « révolution agricole » libérant un excédent de biens de subsistance. L'accent mis sur ces conditions préalables a eu une influence notable sur plusieurs recherches d'histoire économique (P. Bairoch en particulier).
Une fois les conditions acquises, le décollage ne peut être caractérisé sans affinement de l'analyse : à l'étude des quantités globales il faut substituer la différenciation en « secteurs à croissance motrice », « secteurs à croissance complémentaire » et « secteurs à croissance secondaire », induite. Le développement des premiers, joint à la mise en place d'institutions prêtes à en exploiter l'expansion, marque le décollage. Le critère économique retenu — le passage à un taux d'investissement productif nettement accru — nous ramène cependant à un modèle implicite assez sommaire : y′ = I/k — p′, où y′ est le taux de croissance du produit net, k le coefficient de capital et p′ le taux d'accroissement de la population, l'investissement apparaît comme le facteur décisif.
La notion a été vivement critiquée, notamment par Simon Kuznets en 1965. La datation proposée par Rostow (1783-1802 pour la Grande-Bretagne, 1830-1860 pour la France, 1843-1860 pour les États-Unis, 1850-1873 pour l'Allemagne, 1890-1914 pour la Russie) a été contestée ; en effet, ainsi que le montre Marczewski, on distingue notamment pour la France plusieurs accélérations de la croissance au xixe siècle. D'autre part, on a critiqué la notion de croissance auto-entretenue, sous-jacente à celle de décollage (P. Vilar). Enfin, l'indifférence de la notion de décollage aux structures économiques limite l'intérêt de son emploi. Kuznets est cependant d'accord avec Rostow pour considérer que la croissance économique suppose bien une rupture avec la société traditionnelle antérieure.
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Écrit par
- Jean MATHIOT : assistant à l'université de Provence
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