DÉLINQUANCE
Le terme de délinquance a été forgé à partir d'un verbe aujourd'hui archaïque dérivé du latin delinquere, qui signifie commettre une faute. Il désigne l'ensemble des comportements qui contreviennent au droit pénal et exposent ainsi leurs auteurs à une peine. La délinquance constitue la déviance d'une norme particulière, le droit pénal. Dans chaque société coexistent de multiples systèmes de normes. On les distingue selon leur plus ou moins grande formalisation, leur plus ou moins grande proximité aux situations ou conduites qu'ils prétendent régler.
Dans une organisation sociale simple où prédominent les relations de face-à-face – un groupe d'enfants qui jouent aux billes, une réunion amicale ou familiale... –, les normes peuvent demeurer largement informelles : elles sont adoptées et sanctionnées sans procédure particulière dans le cours ordinaire des échanges sociaux. Mais que la relation sociale devienne plus complexe, alors apparaissent aussi des normes plus formelles, les règles juridiques.
Norme et délinquance
Leur création est soumise aux processus et aux règles politiques qui encadrent la prise de décision en matière publique. Ce mécanisme confère à l'énonciation de la règle juridique un tour nécessairement abstrait : on ne parle plus de prendre, sans son accord, la voiture ou le magnétoscope de son voisin, mais de soustraction frauduleuse de la chose d'autrui. Cette abstraction est la condition de la « généralité » de la norme juridique, de son aptitude à gérer des relations sociales complexes. Mais elle la place en situation d'hétéronomie par rapport aux conduites et aux situations concrètes. Sa mise en œuvre ne va pas aller de soi ou naturellement dans le cours des relations sociales : des agents ou des institutions – le juge et ses auxiliaires – devront être spécialisés pour cet office et spécialement habilités pour décider si les situations concrètes correspondent aux prescriptions abstraites de la norme.
Institutionnalisation et hétéronomie spécifient le juridique au sein de l'univers normatif. La norme informelle directe est fragile. Aucune institutionnalisation ne la défend : le groupe d'enfants peut modifier insensiblement la règle adoptée pour jouer aux billes, ou l'oublier et en fabriquer une autre. En revanche, elle n'a pas de mal à être en prise directe sur les situations concrètes. La norme juridique, au contraire, résiste mieux à l'érosion, mais son abstraction crée une distance au concret qui affaiblit son effectivité.
Ce à quoi contrevient la délinquance n'est pas n'importe quelle norme juridique, mais plus précisément celle du droit étatique. Dans une société non étatisée, « segmentaire », on tente de contenir la violence, comme l'a montré Marcel Mauss en 1896, par des processus vindicatoires, de rétablissement de l'équilibre : le clan qui a subi un dommage en impose un équivalent au clan qui l'a causé, ou bien il reçoit une compensation définie à l'avance. La seule trace, ténue, de droit pénal est alors limitée à quelques délits publics qui sanctionnent, par une peine, de rares atteintes au fondement même de la société (parricide, sacrilège, blasphème...).
Pour que le pénal – donc la délinquance – émerge vraiment, le politique doit s'étatiser, acquérir suffisamment de stabilité et d'autonomie, pour tenter un coup de force : publiciser des délits privés. L'essentiel dans l'homicide ou le vol ne consiste plus alors à réparer le dommage causé à une victime privée, mais à punir celui qui a osé enfreindre le monopole de la violence désormais revendiqué par l'État. Ces délits privés publicisés sont donc traités comme les vieux délits publics, dont le nombre s'accroît, de son côté, à proportion de l'extension des compétences conquises par[...]
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Écrit par
- Philippe ROBERT : directeur de recherche au C.N.R.S.
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