DÉLINQUANCE
Nouvelles perspectives
Au cours du dernier quart du xxe siècle, le climat a profondément changé : les bases du compromis social de l'État-providence commencent à être rudement secouées. Un type de société s'affaiblit progressivement sans que l'on voie encore clairement celui qui le remplacera ni quel sera son socle de légitimité. La délinquance est de plus en plus pensée en termes de préoccupations sécuritaires ce qui tourne l'attention vers ceux qui supportent – réellement ou imaginairement – le poids du crime plutôt que vers ceux qui le commettent. Se développent alors des « réalismes » qui expliquent le crime par le risque que prennent les victimes en fréquentant des lieux où elles côtoient les délinquants ou en se livrant à des activités exposées. Plus que la victime en soi, c'est la situation qui se trouve hissée sur le pavois des théories du crime : l'accent est placé sur l'importance de l'occasion dans l'explication de la délinquance, au moins d'appropriation. Certaines habitudes de vie facilitent le contact entre délinquant et victime : ceux qui sortent beaucoup sont plus exposés. Enfin l'abondance de cibles aussi tentantes que mal surveillées favorise leur prédation. L'accès aisé aux instruments et aux moyens de prédation facilite sa réalisation. Les travaux de Marcus Felson traduisent notamment cette nouvelle approche. Cette conception du crime comme quelque chose de routinier, de banal, sert surtout de socle intellectuel à une politique de réduction des risques de victimation systématisée par le service de recherche du ministère anglais de l'Intérieur (Home Office) sous l'impulsion de Ronald V. Clarke (1983). Les îles Britanniques voient naître aussi, avec les travaux de Jack Young et de David Garland, une autre version du « réalisme ». Elle s'attache à des théories comme la privation relative – ce n'est pas la pauvreté en soi qui est criminogène mais le fait d'être plus mal loti que ceux auxquels on peut se comparer – ou la précarisation de la relation au travail.
Chacune de ces théories est née, à une époque bien précise, pour expliquer un problème particulier. Assez souvent, elles convenaient assez bien au contexte qui les avait vu naître. Beaucoup ont ensuite entamé une montée en généralité avec l'ambition – bien naturelle mais rarement convaincante – de constituer une explication valable pour tout crime à toute époque. On a ainsi gommé les circonstances et le contexte de leur fabrication avec cette conséquence d'en faire des abstractions dont on oublie facilement les conditions de validité. Rien ne dit vraiment que des explications forgées pour les États-Unis des années 1930, 1950 ou 1980 seront éclairantes pour l'Europe occidentale du début du xxie siècle. Ce n'est pas à dire qu'il faille les dédaigner et renoncer à tout processus cumulatif de production de savoir, mais il faut garder en mémoire le contexte qui a vu naître chacune d'elles ; on aura ainsi une meilleure idée du type de problème, de la sorte de situation qu'elles éclairent efficacement. Parfois leur utilisation supposera des combinaisons qui tentent de combler avec une théorie les points aveugles d'une autre.
On sera aussi attentif au risque d'absolutisation de l'objet produit par bon nombre de ces constructions : la délinquance constitue un élément parmi d'autres d'une scène sociale ; en rendre compte suppose de ne pas faire abstraction du contexte dans lequel elle s'inscrit. La même délinquance ne s'analyse pas nécessairement de la même manière dans deux situations sociales différentes. En outre, la transgression mobilise souvent plusieurs acteurs – auteurs, victimes, tiers, agents publics et privés de contrôle –, mais beaucoup de théories du crime appauvrissent exagérément cette scène en concentrant tout leur[...]
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Écrit par
- Philippe ROBERT : directeur de recherche au C.N.R.S.
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