DEMAIN DANS LA BATAILLE PENSE À MOI et VIES ÉCRITES (J. Marías)
Le romancier Javier Marías (1951-2022) tourne littéralement le dos à la tradition littéraire espagnole – du réalisme social et de la truculence ou de l'outrance – pour s'inscrire dans un courant novateur qu'illustrent ses contemporains espagnols : Juan José Millás, Félix de Azúa, Antonio Muñoz Molina ou José María Guelbenzu, plus attirés par Joyce, Beckett, Proust ou Kafka que par les Baroja, les Galds ou les Cela. Riche de son expérience d'enseignant à Oxford et nourri de littérature anglaise, Javier Marías, qui a obtenu en 1979 le prix national de traduction pour sa version espagnole du TristramShandy de Sterne, nous donne en quelque sorte, dans Vies écrites (traduit de l'espagnol par A. Keruzoré, Rivages), un aperçu de sa bibliothèque, en privilégiant les écrivains qu'il qualifie d'« individus calamiteux », parmi lesquels Joyce, Nabokov, Faulkner, Malcolm Lowry, Thomas Mann (le plus égratigné), Djuna Barnes, Yukio Mishima (écorné en diable), Kipling tout en haut avec Conrad et Stevenson, et puis l'immense Rainer Maria Rilke, un « Wilde après la prison », Henry James, sans oublier le père de Sherlock Holmes et, last but not least, Laurence Sterne. Aucun Espagnol dans le lot, mais, pour la France, « Mme du Deffand face aux imbéciles » et, quand même, un « Rimbaud contre l'art » qui ne peut que séduire les inconditionnels de notre plus grand poète des marges. Une admiration pour Lampedusa, aussi, un de ces « rares écrivains qui ne se sont jamais sentis écrivains et n'ont jamais vécu comme tels ». Tous ces portraits, incisifs, marqués au sceau de l'humour et de l'affection (même pour Thomas Mann qui croyait en avoir, de l'humour), sont bâtis comme des récits de fiction, avec ce caractère évanescent, cette note dubitative, cette légèreté de touche, ces brumes fantasmatiques qui caractérisent l'œuvre romanesque de Marías.
Un ensemble de cinq romans jalonne alors le glorieux cheminement de cet écrivain. Découvert en France avec L'Homme sentimental (1988), il nous présente dans cette comédie érotique, à mi-chemin entre Bergman et Woody Allen, une fiction où la fantaisie le dispute à la parodie et qui peut se lire comme le rêve de l'auteur, pris dans un réseau de signes et de phrases gigognes où le lecteur, s'il en accepte le jeu, peut bâtir son propre récit et réaliser, enfin, le vœu – ou le constat – de Ricardou, selon qui chaque lecture est « une prise de sens ». Cette technique aboutira à d'autres récits de même laine : Le Roman d'Oxford, Ce que dit le majordome et Un cœur si blanc. Mais le roman à cette heure le plus achevé, et le plus ambitieux, est sans nul doute Demain dans la bataille pense à moi (trad. A. Keruzoré, Rivages), qui devrait imposer Javier Marías comme le romancier le plus original, le plus doué aussi, de l'Espagne actuelle.
Comment ne pas penser, d'emblée, à l'Angleterre ? Le titre renvoie, pour tout lecteur moyen, à cet auteur que Lampedusa emportait quotidiennement dans sa poche et qui « pouvait le consoler s'il voyait quelque chose de désagréable » : Shakespeare. Ici, c'est un Shakespeare âpre et rêche, celui du Richard III et de la ronde des spectres venus peser sur l'âme du criminel, chacune des victimes de ce fou, qui brada son royaume pour un cheval, lançant à l'usurpateur endormi : « Demain, dans la bataille, pense à moi, et que ton épée tombe émoussée ! Désespère et meurs ! [...] et que, sous le poids du remords, ta lance tombe de tes mains ! Désespère et meurs ! » (trad. de François-Victor Hugo). Comme dans L'Homme sentimental, nous sommes au théâtre, mais le public est derrière le rideau. Une longue scène ouvre le récit : Victor, le narrateur, est un homme quelconque qui ne cessera jamais d'être personne, scénariste sans[...]
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Écrit par
- Albert BENSOUSSAN : professeur émérite à l'université de Rennes-II-Haute-Bretagne
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