DÉMONSTRATION (notions de base)
Intuition et déduction
N’existe-t-il pas cependant un moyen de contourner le caractère indémontrable des prémisses propre à ouvrir la voie aux arguties des sophistes ? Même si Euclide a pu se fourvoyer en considérant comme des évidences quelques-uns des points de départ posés par les géomètres, n’y a-t-il pas, si l’on se réfère à d’autres discours que le discours des mathématiciens, un accès possible à la vérité des principes ? La saisie de ces vérités se ferait par une faculté qu’on appelle l’intuition, qui nous mettrait en contact direct avec l’objet connu. Mais qui peut me garantir que mon intuition est vraie ? Ne risquons-nous pas, pour éviter la faiblesse des démonstrations, de sombrer dans un péril plus grand encore, celui de la subjectivité, quand ce n’est pas celui des préjugés ?
L’itinéraire de René Descartes (1596-1650) est en cela exemplaire. Dans un livre de jeunesse, les Règles pour la direction de l’esprit (1628), Descartes affirme qu’« il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux hommes, pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, que l’intuition évidente et la déduction nécessaire » (règle XII). Percevant déjà la fragilité des « longues chaînes de raison » qu’il mettra en évidence dans son Discours de la méthode, Descartes imagine possible de recourir à une intuition intellectuelle qui rendrait irréfutables les points de départ de nos déductions. Il va même jusqu’à imaginer un curieux procédé qui consisterait à regrouper les différentes étapes d’un raisonnement en plusieurs blocs, dont chacun pourrait être contemplé d’un seul coup d’œil, jusqu’à ce qu’on rassemble dans un second temps l’ensemble de ces « intuitions » en un unique regard qui s’imposerait à notre intellect. Descartes renoncera à cette fiction dans la suite de son œuvre. Mais il posera au début de sa construction philosophique l’évidence du Cogito, du « Je pense », la certitude de son activité pensante, point de départ irréfutable de son édifice métaphysique.
Un peu plus tard, Baruch Spinoza (1632-1677), méfiant à l’égard de ce point de départ trop subjectif selon lui, partira d’une autre intuition, celle de la nature infinie, celle de l’infinité dans laquelle nous sommes plongés. Dieu, c’est-à-dire la Nature (Deus siveNatura), sera pour Spinoza le point de départ indiscutable de toute philosophie. C’est ainsi que son ouvrage majeur, L’Éthique(1677), se fonde sur quelques axiomes posés au début de la première partie de l’ouvrage, avant de démontrer les unes après les autres toutes les propositions qui découlent de ces axiomes. Calquée dans sa forme sur les Éléments d’Euclide, L’Éthique est écrite more geometrico (« à la manière des géomètres »), cas unique dans toute l’histoire de la philosophie.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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