DIDEROT DENIS (1713-1784)
La philosophie
Le monde
On l'appelait le Philosophe. On traduirait mal par « honnête homme » un encyclopédiste se piquant de tout. Mais il garde de l'honnête homme le dédain de la scolastique, l'amour des idées claires, le goût des lettres, la méfiance à l'égard de toute proposition que ne garantit pas l'expérience. Pas de systèmes, donc. Et, du même coup, le modèle mathématique dont se réclamaient ces systèmes more geometrico perd son privilège. Autres modèles : la philosophie de Newton, la psychologie de Locke, l'Histoire naturelle de Buffon, l'économie des physiocrates, la chimie de Rouelle. L'expérience ! toujours l'expérience ! et son corrélatif : la nature. À l'esprit de système du xviie siècle succède l'esprit de l'Encyclopédie, qui cherche à dresser l'« inventaire » de nos connaissances, à réaliser notre avoir afin de le mieux exploiter.
À l'évidence cartésienne, jugée trop subjective, on préférera la certitude expérimentale. Il en résulte que le philosophe doit s'inspirer de la science ou, mieux, des sciences. Or les sciences ne s'éclairent que par des théories qui dépassent les sens. Ces théories ne sont pas celles qu'imaginent les savants pour faire progresser leurs disciplines. Elles sont pour le philosophe une recherche de principes. C'est revenir à la métaphysique. Cependant, l'observable témoignant, assure-t-on, contre le dualisme, il n'y a plus ni Dieu ni âme – donc, non plus, de « pourquoi » –, toute transcendance est chassée, et cette métaphysique ne peut plus se reconnaître dans la métaphysique traditionnelle : elle est recherche – précritique, menée à partir de l'objet et non pas du sujet – des principes constitutifs du monde et de la nature et, par là, de l'expérience.
Le monde est un tout matériel : le tout. Dans l'espace absolu, la matière se distribue, sans vide, en molécules. Elle ne se réduit pas à l'étendue homogène et uniforme de Descartes : ses molécules sont hétérogènes et il n'en est pas deux d'identiques. Le mouvement lui est essentiel, et non pas inhérent comme le voudrait le déisme. Cela veut dire qu'elle se meut d'elle-même, sans avoir besoin d'impulsion ou de chiquenaude divine, et qu'il n'y a de repos nulle part ni jamais. La seule force d'impulsion n'explique pas ce mouvement : le mécanisme cartésien n'exprime que le plus superficiel des phénomènes. La force d'attraction ne suffit pas non plus, bien que son dynamisme pénètre à l'intérieur des masses homogènes que considère le système du monde. Sans doute, pour passer du monde à la nature, faut-il invoquer la force des chimistes capable, elle, de combiner des substances hétérogènes. Du reste, la chimie prélavoisienne fonctionne comme médium entre la dynamique du physicien et le dynamisme vital.
De la pierre à l'homme, du ver à l'étoile, l'univers reste un parce qu'il est un tout. Comment s'y engendre la vie ? Elle ne saurait naître d'une substance qui l'exclurait par hypothèse : mieux vaut, par conséquent, supposer vivantes les molécules hétérogènes de la matière, c'est-à-dire douées, chacune selon son proprium, d'une irritabilité ou réactivité sensible comparable à un toucher obtus. Ensuite, pourquoi ne pas admettre que ces molécules s'organisent selon les combinaisons de leurs affinités chimiques et selon la combinatoire lucrétienne de leur brassement au hasard, durant l'infinité des siècles ? Ainsi se formeraient les organismes où chaque organe se construirait par la fonction que lui imposerait le monde extérieur et s'organiserait intérieurement par les affinités qui combineraient sa sensibilité particulière.
Voilà des organismes. L'espèce de toucher obtus ou sensibilité[...]
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Écrit par
- Yvon BELAVAL : professeur émérite à l'université de Paris-I-Sorbonne
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