DES HÉGÉMONIES BRISÉES (R. Schürmann) Fiche de lecture
Dans son livreLe Principe d'anarchie paru en 1982, consacré à « Heidegger et la question de l'agir », Reiner Schürmann (né de parents allemands, à Amsterdam en 1941, mort à New York le 20 août 1993) citait quelques lignes de Novalis, elles-mêmes méditées par Heidegger, qui peuvent servir de fil conducteur aux textes rédigés en français et rassemblés dans Des hégémonies brisées que les éditions TER publient en 1997 : « Le principe suprême contiendrait-il, dans la tâche qu'il nous impose, le paradoxe suprême ? Serait-il une position qui ne nous laisse jamais aucun repos, qui toujours attire et repousse, se rendant, aussitôt comprise, toujours à nouveau inintelligible ? Une position qui sans cesse aiguillonne notre activité – sans jamais l'épuiser, sans jamais devenir habituelle ? » Sous ce que Reiner Schürmann appelle « la très ancienne doctrine des principes » perce l'inquiétude d'un questionnement qui empêche que « les hégémonies se récitent comme on récite des périodes d'une histoire factuelle ». Le propos consistera tout à la fois en une reprise historique des institutions et destitutions des principes hégémoniques et en une interrogation de leurs fins (au double sens de but et de terme). Il est toutefois à noter que les dimensions pratiques, morales (la question du mal) et politiques (les problèmes du pouvoir et de la domination) constituent un contrepoint omniprésent dans ces recherches.
Qu'il y ait une histoire des principes ne va nullement de soi puisque les principes prétendant, par essence, instituer la loi de tout ce qui est, ne sauraient eux-mêmes être issus du devenir qu'ils commandent. Qu'ils se donnent en des ères historiques différentes et selon des langues à chaque fois autres (le grec, le latin, les langues vernaculaires occidentales) oblige à se poser la question de leur surgissement et de leur effacement. Institution et destitution des principes, pour être repérables sur le plan historique, n'en sont pas moins travaillées par des « ultimes » (naissance et mort) qui ne sauraient prendre tout simplement place dans l'histoire. Aux antipodes d'une fresque de type hégélien qui ferait se succéder, comme allant vers leur accomplissement, les grandes figures qui scandent l'histoire de la philosophie (l'Un, chez Parménide ; la Nature, chez Cicéron et Augustin ; la Conscience de soi, chez Luther et Kant), l'auteur double celles-ci de leurs figures destitutrices (lues chez Plotin, Maître Eckhart, Heidegger), travaillant en sourdine, qui marquent les limites de leur hégémonie. Il va même jusqu'à dire que c'est « dès leur institution » que les hégémonies sont « brisées ».
Plus que d'une histoire platement linéaire, c'est donc d'une « topologie » que relèvent les principes, inséparables de leur site d'émergence et de disparition ; sites qui sont les aires de déploiement des époques où, chaque fois à nouveau et selon des modalités différentes, les hommes agissent, pensent, connaissent, sans cesser de naître et de mourir. Cette topologie n'a pas l'ambition d'épuiser toutes les figures principielles que la philosophie a produites depuis ses origines ; elle insiste tout particulièrement sur les limites originaires et finales de leur déploiement, sur leurs points d'ancrage et les moments de leur disparition jamais définitive (les « fantasmes hégémoniques » ont la vie dure et les nostalgies leur assurent le simulacre d'une pérennité). Il serait donc mal venu de reprocher à l'auteur d'avoir « oublié » ou négligé des moments aussi forts que le platonisme, le cartésianisme ou l'hégélianisme. Parler de topologie, c'est avant tout faire droit à l'hétérogène, au « disparate », reconnaître les dissymétries, les zones de fractures, les « tournants » que précisément les principes « consolateurs et consolidateurs » font tout pour empêcher[...]
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Écrit par
- Francis WYBRANDS : professeur de philosophie
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