DESCARTES ET L'ARGUMENTATION PHILOSOPHIQUE (dir. F. Cossutta)
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L'œuvre de Descartes, qui fonde le rationalisme des temps modernes, peut-elle résister aux analyses réductrices des sociologues, des linguistes, des théoriciens de l'argumentation ? La philosophie doit-elle se résigner à n'être qu'un phénomène social, un « reflet » selon les marxistes, un « écho » selon les durkheimiens, un effet de langage selon les théoriciens du langage ? De son côté, le philosophe qui étudie les grands textes de sa tradition fait porter l'essentiel de son attention sur les contenus doctrinaux, leur cohérence et leurs structures internes, mais il ne peut ignorer le lecteur, les lecteurs, auxquels l'œuvre s'adresse. Henri Gouhier, historien de la philosophie, écrivait en 1962 : « Les moyens choisis pour extérioriser une philosophie ont leurs raisons à l'intérieur de cette philosophie, très précisément dans cette région de la pensée qu'habitent les images de l'autre, l'autre en tant que futur disciple, l'autre en tant qu'adversaire, l'autre en tant qu'indifférent à sortir de son indifférence. » Encore faut-il élaborer les instruments, les méthodes qui permettent d'interpréter cette liaison entre les formes « extérieures » d'une œuvre et la rationalité « interne » qui commande son architectonique et sa progression. C'est ce que nous font bien comprendre les différentes contributions de Descartes et l'argumentation philosophique publié aux P.U.F. sous la direction de Frédéric Cossutta.
La sociologie cognitive d'Alban Bouvier, qui se réclame de Pareto, de Tarde et, plus récemment, des travaux de Raymond Boudon, est radicalement hostile au sociologisme réducteur qui s'est développé en France à partir de Durkheim (ou de Marx). Alban Bouvier s'appuie sur les analyses des historiens de la philosophie (Guéroult, Gouhier, Alquié) comme sur la sociologie de la connaissance scientifique (Koyré, Kuhn) ou de la littérature (Batkin). L'argumentation, étudiée en sciences, en lettres, en jurisprudence, ne l'a guère été encore en philosophie. C'est qu'alors il ne s'agit pas d'une théorie de l'argumentation appliquée à un discours philosophique comme à tout autre discours, mais d'une argumentation philosophique telle qu'elle peut être suivie dans le détail d'une œuvre aussi rigoureuse que les Méditations métaphysiques de Descartes. Cet exemple semble décisif, tout d'abord parce que le cartésianisme détermine notre modernité sur les thèmes majeurs du rationalisme, de la critique, de la subjectivité et même de l'individualisme. Mais surtout l'évidence des idées claires et distinctes semble préserver la philosophie de tout artifice d'ordre rhétorique. Descartes lui-même a caractérisé sa démarche comme « analytique » en la distinguant à la fois des démonstrations géométriques et de la disputatio des scolastiques. La méditation semble à Alban Bouvier comme à Frédéric Cossutta la forme canonique de la métaphysique cartésienne. Pourtant, Descartes a laissé plusieurs exposés bien différents de sa métaphysique : sous forme narrative dans le Discours de la méthode, à la façon des géomètres dans les Réponses aux secondes objections, à la manière de l'École dans la première partie des Principes.
Tout philosophe doit concilier les contraintes inhérentes à la communication dans un champ social avec l'instauration d'une doctrine originale d'une portée universelle, et qui propose ses propres critères de vérité. L'étude de Dominique Maingueneau nous rappelle que le Discours a été écrit en français pour être lu par des femmes qui n'apprenaient guère le latin, mais aussi pour élargir le public des lecteurs à tous « ceux qui se servent de leur raison naturelle toute pure ». Le français, langue supposée conforme à l'ordre naturel de la pensée, propose ainsi sa clarté au cartésianisme. Pourtant, note Dominique Maingueneau, Descartes n'écrit vraiment ni en français ni en latin et l'expression des « longues chaînes de raison » dépend très largement de la syntaxe latine. De son côté, Frédéric Cossutta montre comment Descartes, dans la célèbre biographie intellectuelle de la première partie du Discours, renonce à enseigner la méthode que chacun doit suivre « pour bien conduire sa raison », pour se contenter de « faire valoir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne ». Sans doute s'agit-il alors de s'approprier un genre littéraire qui s'enracine autant dans la littérature mondaine que dans la tradition des exercices spirituels. Mais ce qui est ainsi créé est bien une nouvelle façon de philosopher dont le Discours de la méthode est explicitement la préface.
En choisissant l'ordre analytique, qui est celui de la découverte, les Méditations parviennent à unifier le mode de présentation des contenus philosophiques et leur mode de validation (l'enchaînement des raisons). Leur mouvement est à la fois celui de la démonstration, de la persuasion et aussi d'une conversion spirituelle. Sans doute les tensions qui subsistent entre ces visées distinctes vont-elles justifier le recours à d'autres modes d'exposition, mais le plus souvent « les contraintes discursives et les contraintes inhérentes à l'ordre des raisons ne sont que l'envers les unes des autres, ou l'effet les unes des autres ». Exercice intellectuel et spirituel, la méditation implique une première personne qui est d'abord un sujet autobiographique, puis une intériorité partagée avec les lecteurs, enfin une première vérité rationnelle.
Alban Bouvier, à qui on doit une solide étude de sociologie cognitive, L'Argumentation philosophique (P.U.F., Paris, 1995), applique la notion de « polyphonie », de pluralité des voix à l'intérieur d'un même discours. Dans les Méditations, le philosophe débutant de la première méditation n'est pas le philosophe averti de la troisième, encore moins le philosophe confirmé de la sixième. C'est ainsi seulement qu'Alban Bouvier croit pouvoir sauver la cohérence textuelle de l'argumentation philosophique dans les Méditations. Les contemporains de Descartes avaient déjà remarqué le cercle apparent : « Si l'évidence est garantie par la véracité divine, les preuves de l'existence de Dieu ne tombent-elles pas elles-mêmes sous l'hypothèse du Dieu trompeur ? » Alban Bouvier relève les différences de formulation entre la première, la troisième et la cinquième méditation, et conclut, après une minutieuse analyse : « Si Descartes donne bien une issue au scepticisme, il s'agit d'un scepticisme reformulé au cours des Méditations, mais reformulé sans que Descartes indique de façon expresse l'existence d'une véritable progression justifiant ces formulations. » C'est sans doute pourquoi, quelles qu'aient pu être les intentions réelles du philosophe, les interprétations sceptiques du doute cartésien n'ont jamais cessé.
Toutes ces recherches contribuent à la compréhension proprement philosophique du texte. Voilà qui nous change des sociologies réductrices dont le principe était le refus de comprendre ! S'enquérir du public auquel le philosophe s'adresse par les formes de son discours permet d'analyser finement l'argumentation. Il importe de savoir comment Descartes pouvait espérer obtenir la plus large adhésion ou comment, au contraire, il y échouait partiellement. Alban Bouvier remarque que Descartes a œuvré, malgré lui, en faveur du scepticisme irréligieux alors qu'il avait toujours préservé le phénomène de la foi. Il remarque aussi qu'un esprit moderne, « positif », accepte malaisément l'argumentation cartésienne sur les points qui heurtent les présupposés, le « pré-construit » de notre époque ; pour beaucoup de nos contemporains, y a-t-il encore un sens à chercher rationnellement les preuves de l'existence de Dieu ou de l'existence du monde extérieur ? Mais nous ajouterons que les perspectives peuvent se renverser : c'est alors le rationalisme cartésien qui met en cause notre propre « pré-construit », c'est-à-dire les préjugés et les préventions de notre présent. Expliquer un grand philosophe est toujours en même temps s'expliquer avec lui.
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Écrit par
- Jean LEFRANC : maître de conférences honoraire de philosophie, université de Paris-Sorbonne
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