DÉSIR (notions de base)
Le dernier homme et l’extinction du désir
On peut regretter que Friedrich Nietzsche (1844-1900) n’ait pas lu Rousseau, qu’il ne connaissait qu’à travers la caricature qu’en a laissée Voltaire, et dont il aurait probablement apprécié nombre d’idées. Mais tandis que Rousseau réservait à l’individu ses remarques sur les relations de l’imagination et du désir, Nietzsche va inscrire ses analyses dans le cadre d’une réflexion globale sur l’espèce humaine et sur son évolution. Selon lui, depuis l’origine de la vie, parmi les membres de chacune des espèces, un ou plusieurs individus ont « imaginé » ou, si l’on préfère, ont « rêvé » d’une forme supérieure en laquelle ils pourraient se transformer. Le véritable moteur de l’évolution est une puissance imaginante tapie au cœur du vivant.
Alors que Rousseau prenait en pitié les individus en panne de désirs, Nietzsche va étendre à l’humanité entière et à toute une époque l’inquiétude rousseauiste. Les hommes ont échappé – et l’on ne peut que s’en réjouir – à la lutte darwinienne qui éliminait les moins aptes, perdant du même coup le bénéfice sélectif qu’elle autorisait. Dorénavant, c’est sur le plan culturel, grâce aux différences ethniques et à la diversité des inventions particulières, que notre espèce continue son évolution. On comprend aisément pourquoi l’uniformisation que produit à un rythme accéléré l’histoire des hommes pourrait briser celle-ci.
C’est ainsi qu’à la fin du xixe siècle l’inquiétude rousseauiste se mue chez Nietzsche en angoisse, ainsi qu’on le découvre dans ces lignes de Par-delà bien et mal (1886) : « Mais ceux qui ont le don peu répandu d’apercevoir le danger d’une déchéance générale de “l’homme” même, ceux qui, comme nous, ont mesuré l’incroyable hasard qui a présidé jusqu’ici aux destinées de l’humanité – selon un jeu que ne dirigeait nulle main, pas même la “main de Dieu” –, ceux qui devinent l’inconscience fatale que recèlent la sotte candeur et l’optimisme des “idées modernes”, plus encore de toute la morale chrétienne et européenne, ceux-là souffrent d’une angoisse à laquelle aucune autre ne peut se comparer. »
Avec l’uniformisation planétaire se laisse entrevoir le « sable de l’humanité », la figure inquiétante de celui que Nietzsche appelle « dernier homme », et dont le paragraphe 5 du prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra(1883-1884) nous offre le portrait le plus achevé. Le dernier homme est celui qui ne rêve plus. « “Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est-ce que cela ?” – Ainsi demande le dernier homme ; et il cligne de l’œil. » Ne peut-on pas reconnaître là l’homme fatigué de nos sociétés déclinantes ?
Faut-il pour autant désespérer ? Sans doute pas. Certains hommes continuent à rêver et à désirer, ce sont les créateurs, et en particulier les artistes. Grâce à eux, l’évolution peut se poursuive, le « dernier homme » n’est pas l’ultime figure de l’humanité. Grâce à eux est retardée la « fin du monde ».
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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