DESPOTISME ÉCLAIRÉ
Théorie et pratique des despotes éclairés : Frédéric II
Éclairés, ces despotes le sont dans la mesure où ils insistent sur l'idée du service de l'État – qui, certes, n'avait pas fait défaut à Louis XIV, ce modèle de l'absolutisme classique – sans revendiquer ouvertement l'identification qu'avait traduite le mot pseudo-historique : « L'État, c'est moi. » Ils sont éclairés, également, dans la mesure où ils fondent leur pouvoir non sur le droit divin mais sur la notion de contrat, d'échange tout utilitaire de services entre gouvernants et gouvernés. Éclairés, ils le sont enfin – pour ne pas dire surtout – dans la mesure où leur attitude vis-à-vis de la religion, bastion des préjugés et bête noire des Lumières, oppose les bienfaits de la tolérance à l'absolutisme persécuteur, qui révoqua l'édit de Nantes.
Le prototype, celui qui de l'avis unanime des historiens incarne la formule par lui conçue, vraiment mise au point et achevée, celui qui en a tiré sans ménagement ni pour ses sujets ni pour lui-même toutes les virtualités favorables à l'État (et de loin supérieures à celles de l'absolutisme traditionnel), c'est Frédéric II, roi de Prusse, le Grand Frédéric, qui régna de 1740 à 1786.
Il se considère comme le premier serviteur de l'État, tenu d'agir comme si, à chaque instant, il devait rendre compte de son administration à ses « concitoyens ». On n'a pas reçu le pouvoir suprême pour vivre dans la mollesse et s'engraisser, heureux, de la substance d'un peuple qui souffre. Frédéric s'absorbe dans le service de l'État. Levé habituellement à quatre heures, il se tue à la tâche. Il voit tout lui-même, estimant qu'un ministre risque toujours de songer à ses propres intérêts. Tout : le gouvernement intérieur, les finances, la politique extérieure, le militaire – clef de la réussite dans un État comme la Prusse –, tout, car chaque partie concourt au même but, l'affermissement et l'accroissement de la puissance étatique. « Il faut qu'un gouvernement bien conduit ait un système aussi lié que peut l'être un système de philosophie. Or un système ne peut émaner que d'une tête ; donc il faut qu'il parte de celle du souverain » (Testament politique de 1752). Premier juge, premier financier, premier général, premier diplomate, Frédéric entend être ce gouvernant omniprésent, omnipotent, à l'attention duquel aucune affaire importante n'échappe. Premier serviteur, insiste-t-il, « bien payé, pour qu'il soutienne la dignité de son caractère ; mais on demande de lui qu'il travaille efficacement pour le bien de l'État ».
Cette omniprésence et cette omnipotence, Frédéric ne les justifie que par l'utilité toute positive que les hommes trouvent à être gouvernés, pour leur repos et leur conservation, par un de leurs semblables : s'ils accordent la prééminence à celui-ci, ce n'est qu'en raison des services qu'ils attendent de lui. Vieille idée, revenue à la mode, du contrat de gouvernement, qui avait le mérite d'être purement rationnelle et d'écarter (au moins en apparence) l'origine divine du pouvoir. Les rois « sont hommes comme les autres », admet Frédéric. Reconnaissons ici une application de cette « rationalisation de l'État » qui, selon Henri Pirenne, définit de la façon la plus spécifique le despotisme éclairé. Mais voyons bien que, dans la pratique concrète du gouvernement, le « Salomon du Nord » loué par les philosophes refuse, en toute bonne conscience, la logique de la théorie contractuelle. Il ne veut et ne peut vouloir (pouvant tout) que le bien du peuple. Il agit comme s'il devait à tout moment rendre compte à ses « concitoyens ». Comme si... et rien de plus. Il[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques CHEVALLIER : membre de l'Institut, professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Paris
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Médias
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