SATIRIQUE DESSIN
Le monde bouleversé, le dessin subverti
Il n'est pas nécessaire, mais il est de plus en plus fréquent que cette entreprise de démolition se continue en un bouleversement de l'univers, une perturbation du cosmos. L'humour graphique contemporain est plus près de Grandville que de Daumier. Baudelaire se méfiait de Grandville, cet « esprit maladivement littéraire » ; il a su pourtant définir ce désordre systématiquement organisé : « Cet homme, avec un courage surhumain, a passé sa vie à refaire la création. Il la prenait dans ses mains, la tordait, la rarrangeait, l'expliquait, la commentait ; et la nature se transformait en apocalypse. Il a mis le monde sens dessus dessous. » Le sourire et l'angoisse se côtoient. L'humour, la satire s'attaquent à l'univers qui devient dangereusement étrange.
Cette perturbation de la nature peut être lue par exemple dans le numéro 36-37 de Bizarre, consacré au « dessin 1964 ». Les pompistes font le plein des pianos à queue. L'alpiniste gonfle sa montagne avant de l'escalader. Pour devenir enceinte, une femme passe dans une grande machine. D'énormes femmes en pierre de taille volent dans les cieux. À la sortie d'un tunnel-terrier, le braconnier veut prendre un train au lasso. Les nouvelles cités constituent pour Folon des labyrinthes. Un toréador combat une main géante coupée de son corps (Fred). Lorsque deux pendules sont identiques, celle qui marque quatre heures cinq est plus lourde que celle qui indique quatre heures... Des dessins plus récents peuvent être évoqués. Gébé (Il est trop intellectuel) a inventé l'effrayant Berck qui dévore les roses, les corbeaux vivants et les intellectuels, se baigne joyeusement dans l'éther des égouts d'un hôpital. De manière apparemment innocente, les escargots de Searle (L'Œuf cube et le cercle vicieux) ont pour coquilles des casques, des trompettes, des pneus et des arcs de triomphe ; ils écrivent avec leur bave ; ils menacent l'homme de leurs cornes ; ils se masquent d'une tête de canard. Carelman s'attaque non pas à la nature, mais à la technique, aux outils humains. Son Catalogue d'objets introuvables constitue une quincaillerie du délire. Une logique s'y rend folle. La notion d'utilité éclate. Pour ne pas risquer de tordre les clous, les tenailles se font molles, le même objet sert à deux usages, en un fonctionnalisme fou : selle/bidet pour cycliste, revolver/lance-pierres, bicyclette/rouleau compresseur.
Pour bouleverser le monde, l'œuvre de Topor est incomparable. Le ciel est constitué de seins que tètent les adultes. Dans les rides d'une vieille atroce, la carte du Tendre s'inscrit et se déshonore. Des excréments menacent leur producteur et tentent de le dévorer. Tournée vers le bas, la flamme d'une chandelle se fait poignard, des ciseaux géants ouverts décapitent des oiseaux dans le ciel. Qui brosse les habits de son mari l'efface du même geste. La cruauté et le mal sont partout.
Les recherches de l'Américain Saul Steinberg ont une autre orientation. Il travaille les codes graphiques, met en doute nos manières de lire une image, il trouble ainsi nos habitudes de percevoir. Dans The Labyrinth, les aventures d'une ligne horizontale obligent à une véritable gymnastique de l'esprit et de l'œil. Les lettres deviennent des objets. Les personnages de dessins animés grimpent sur leurs bulles. Sur la même image, l'usage de deux styles graphiques différents crée une impression d'inquiétante étrangeté. Les lignes d'une partition deviennent la pluie qui tombe. La photographie d'un buffet constitue un palais, celle d'un vieux sac un taudis ; du papier millimétré un gratte-ciel. Chaque chose est plus une autre chose qu'elle n'est elle-même. Toute reconnaissance devient aventure. S'instaure alors une[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Gilbert LASCAULT : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain
Classification
Autres références
-
ASSIETTE AU BEURRE L' (1901-1914)
- Écrit par Marc THIVOLET
- 708 mots
Hebdomadaire de seize pages environ, tiré en couleurs, L'Assiette au beurre est l'aboutissement de la caricature sociale et de mœurs telle que Le Rire, Le Courrier français et Le Chambard socialiste l'ont approfondie et développée. La tendance anarchisante des créateurs de ce journal...
-
BOSC (1924-1973)
- Écrit par Marc THIVOLET
- 377 mots
Comme Sempé, le Français Bosc appartient à cette génération de dessinateurs humoristes qui mettent en lumière le lien organique existant entre l'individu et la foule. Ils s'ingénient à mettre fin à un mythe, celui de l'individualisme. Le jeu graphique de Bosc va du plan d'ensemble au portrait de l'individu...
-
CABU JEAN CABUT dit (1938-2015)
- Écrit par Nelly FEUERHAHN
- 1 803 mots
- 1 média
Le goût et le talent du dessin se sont manifestés très tôt chez Jean Cabut, né le 13 janvier 1938 à Châlons-sur-Marne (Châlons-en-Champagne auj.). Son père, Marcel Cabut, peintre amateur, était professeur à l’École nationale supérieure des arts et métiers de cette ville. À dix ans, le jeune garçon...
-
CARICATURE
- Écrit par Marc THIVOLET
- 8 333 mots
- 8 médias
La caricature (de l'italien caricare, charger) est l'expression la plus évidente de la satire dans le graphisme, la peinture et même la statuaire. Elle fut longtemps confondue avec les manifestations du grotesque, mais depuis la fin des années 1950 on a cherché à préciser son domaine....
- Afficher les 42 références