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DETTE, anthropologie

La dette fondamentale et les dettes partielles

L'homme, en effet, dès qu'il naît, naît à l'état de dette : r̥ṇaṃ ha vai jāyate yo'sti. Le simple fait de naître charge l'homme d'un fardeau, tout comme le simple fait de naître entache le feu d'une souillure, dénote une souillure. Pour l'homme, la vie est un bien qu'il n'a pas sollicité et dont il se trouve encombré malgré lui comme d'un dépôt. Le même mouvement qui lui donne la vie l'en dépossède. On comprend que la dette originaire, constitutive, ne soit pas quelque chose qui affecte l'homme : elle est l'homme, comme il est dit dans Athrarva-Saṃhitā, VI, 117, 1 : « Ce que je suis d'emprunté, de non restitué, le tribut à Yama avec lequel je vais et viens... » Le créancier de cette dette, le propriétaire de ce dépôt, le roi qui réclame l'impôt non payé, c'est, en effet, Yama, le roi des morts, ou mr̥tyu, la mort elle-même. Être endetté d'emblée, sans rien avoir rien demandé, n'être que (par) sa dette : on comprend que cette situation porte l'homme à s'interroger sur les péchés inconscients ou semi-conscients qu'il a pu commettre quand il n'était qu'un petit enfant lascif sur les genoux de ses parents, ou même quand il n'était qu'un embryon dans le ventre de sa mère. Tel est le sens, en effet, des prières insérées dans les kūśmāṇḍamantra que le Taittirīya Āraṇyaka, avec une remarquable clairvoyance, fait dire au récitant. Cette culpabilité vague que l'on reconnaît et que l'on cherche à préciser par des conjectures anxieuses, ces fautes que l'on admet tout en s'efforçant de les présenter comme excusables ne rendent pas compte cependant de la dette fondamentale, initiale. (Que l'homme, selon le brahmanisme, naisse « en tant que dette », que cette dette soit la marque de sa condition de mortel ne signifie pas que la nature de l'homme soit déterminée par un péché originel. Comme le mot sanscrit r̥ṇa, « dette », peut parfois se colorer en «  faute », les philologues allemands du xixe siècle, influencés peut-être par l'ambiguïté du mot Schuld, à la fois « dette » et « faute », ont suggéré de faire dériver r̥ṇa du même radical indo-européen que le latin reus, « accusé », « coupable ». L'étymologie est erronée, et de même serait trompeuse une similitude entre la dette fondamentale et le péché originel. La dette n'est ni le signe ni la conséquence d'une chute, ni, du reste, de quelque événement que ce soit. Elle ne résulte pas d'un contrat, mais installe d'emblée l'homme dans la condition, le statut de débiteur. Ce statut lui-même se concrétise et se diversifie en une série de devoirs ou de dettes partielles, qui sont invoqués, dans les Codes hindous, pour justifier les règles de droit positif qui organisent le régime de la dette matérielle.)

Si le créancier est Yama, le débiteur est l'homme, puruṣa. Pour se libérer de la dette envers la mort, il n'y a que deux moyens : satisfaire le créancier, donc, en l'occurrence, s'abolir soi-même ; ou bien se mettre hors de son atteinte, ce qui revient à nier la dette, non à s'en acquitter ; la première est celle du suicide oblatoire (sur cela, voir S. Lévi, Doctrine, p. 133), la seconde, celle de la délivrance dont la théorie ne prendra forme qu'à l'extrême fin de la période védique. Comment vivre, néanmoins, tout en assumant sa dette ? Les textes ne donnent pas de réponse directe à cette question. Mais, quand on confronte la théologie du kusīda à la théologie des r̥ṇa, on voit se dessiner l'explication que voici : l'être endetté, dépositaire de la mort, s'arrange de sa dette en la fractionnant, en substituant (en fait en ajoutant) au créancier unique des créanciers multiples,[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)

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Yama, divinité hindoue de la Mort - crédits : Werner Forman Archive/ Bridgeman Images

Yama, divinité hindoue de la Mort

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