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DEUX JOURS, UNE NUIT (J.-P. et L. Dardenne)

L’énigme du visage

Chaque étape de la démarche de Sandra est marquée par un effet de suspense : la porte du ou de la collègue s’ouvrira-t-elle ? Quel sera l’accueil ? Un visage ouvert ou fermé ? Le film passe de Marx à Emmanuel Lévinas et à la conception que formule celui-ci du visage comme « épiphanie pour autrui » : l’autre est une personne et non une marchandise indifférente, il est comme nous doté d’une transcendance, religieuse ou non. En tant que tel, il est susceptible d’agir selon des valeurs morales et d’être mû par de simples intérêts économiques et matériels. Cette affirmation marque l’écriture spécifique de Deux Jours, une nuit. Cette fois, la caméra des frères Dardenne ne court plus à perdre haleine derrière des personnages solitaires. Chaque rencontre, unique, s’ouvre ou débouche précisément sur un visage, celui de Sandra, puis sur la confrontation de deux visages, filmés en plan-séquence, sans discontinuité. La caméra enferme, traque cette rencontre où le suspense, tout autant que dramaturgique, est humain et moral : comme chez le Rossellini d’Europe 51 ou de Stromboli, en surgira-t-il un miracle ou un échec ? On songe évidemment à la fameuse phrase de La Règle du jeu de Jean Renoir : « Tout le monde a ses raisons... » Chaque acteur, dans ces confrontations, a la possibilité de défendre son personnage, qu’il soit favorable à Sandra ou non, ouvert ou fermé, le regard plus souvent fuyant que droit... Deux Jours, une nuit laisse au spectateur la liberté d’estimer la sincérité ou la pertinence des raisons invoquées : les factures en retard, les études des enfants, la construction d’une terrasse... Seul le jeune beur Hicham (Hicham Slaoui) évoque ouvertement un dilemme moral, tandis que Sandra limite sa lancinante question aux faits : « Est-ce que tu serais d’accord pour que je garde mon emploi ?... », sans évoquer la contrepartie (la prime) ou sa propre situation matérielle... Même si beaucoup se réfugient derrière un impersonnel « on n’a pas le choix », les regards détournés, l’embarras, la fuite, la violence parfois, disent nettement la gêne face à la question spécifiquement morale que cache la raison économique.

À la différence d’autres héroïnes des frères Dardenne, Rosetta ou Lorna, Sandra n’est pas une battante. Au début du film, elle dort profondément, et c’est la sonnerie de la minuterie du four qui vient lui rappeler l’existence du monde, des enfants, de la famille pour laquelle elle a fait cuire des tartes. Sans cesse, elle est au bord de la chute, sous calmants, suicidaire. Son réveil moral sera déclenché par son mari, Manu (Fabrizio Rongione), puis prolongé par son amie Juliette (Catherine Salée), qui prend à son tour son envol, loin d’un mari qui décidait pour elle. Ce premier cercle de solidarité devra s’élargir afin de « recréer du lien » entre Sandra et ses collègues, quelle que soit l’issue du vote. D’où la beauté de la séquence lumineuse, chaleureuse, dans laquelle la chanson de Petula Clark, La nuit n’en finit plus, est chantée à tue-tête dans la voiture par le trio : solidarité, volonté de vivre au-delà de la désespérance des mots : « J’ai envie d’aimer, j’ai envie de vivre / malgré le vide de tout ce temps passé... »

— Joël MAGNY

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Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux Cahiers du cinéma

Classification

Média

<em>Deux Jours, une nuit,</em> de Jean-Pierre et Luc Dardenne - crédits : Diaphana Distributions/ D.R.

Deux Jours, une nuit, de Jean-Pierre et Luc Dardenne