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KOSZTOLÁNYI DEZSÖ (1885-1936)

Démons exorcisés

Si, après la guerre, on observe dans sa poésie l'élargissement du sentiment tragique, par suite de sa confrontation avec les réalités du monde, la même évolution se manifeste chez le prosateur, jusqu'alors occupé surtout à noter, dans des récits mi-oniriques mi-réalistes : Soirées ensorcelées (Boszorkányos esték, 1908) ; Fous (Bolondok, 1911) ; Âmes malades (Beteg lelkek, 1912) ; Enchanteurs (Bűbájosok, 1916), d'étranges et cocasses accidents psychologiques. À quelques années d'intervalle, Kosztolányi publia des romans importants dont trois au moins, par l'acuité de la vision, l'authenticité des caractères et la rigueur de la composition, réussirent à transfigurer les thèses freudiennes auxquelles ils devaient servir d'illustration. Admiré par Thomas Mann, Néron le poète sanglant (Néró, a véres költő, 1922) qui « a vécu ce qu'il aurait dû rêver seulement », évoque, dans un cadre historique puissamment ressuscité, la déchéance du poète-acteur dont la frénésie, nourrie par des fantasmagories et par une maîtresse névrosée, entraîne dans sa destruction une société incapable de défendre ses valeurs artistiques et intellectuelles. Symbole redoutable, ici, de l'inconscient en liberté, symbole émouvant, dans Alouette (Pacsirta, 1924), de l'inconscient refoulé : dans l'univers mesquin de la bourgeoisie de province, un couple de retraités prend lentement conscience de la haine que lui inspire le vieillissement d'une fille unique restée célibataire et finit par préférer à ce sentiment avilissant le maintien des apparences dérisoires de la morale conventionnelle. L'issue du conflit latent d'Absolve Domine (1926) est un retour à l'explosion de violence, mais, cette fois-ci, la révolte met ouvertement en question un ordre social inhumain : victime d'humiliations cuisantes, Anna Édes, domestique modèle, finit par assassiner ses maîtres. En se libérant de ses démons – comme plus tard, aussi, par l'invention de son Double (1933), le prestigieux Esti Kornél, dont la bohème narquoise allait se charger d'exorciser le Kosztolányi bourgeois – l'écrivain ne cessa de multiplier ses avertissements contre les dangers de déshumanisation.

Théoricien de l'art, il s'est pourtant toujours refusé à le mobiliser au service de l'engagement politique : adepte de l'idéal « latin » dont il vantait la grâce légère, il préconisait en toute création littéraire la primauté de la forme et, déclenchant, dans les dernières années de sa vie, une vaste campagne de purisme, il partit en guerre contre l'homo moralis afin de substituer l'esthétique à l'éthique. Le fier Homo aestheticus sum fut motivé par ce cri du cœur : « La tour d'ivoire est un endroit plus humain et plus propre qu'un bureau de parti », mais la véritable justification de cette attitude réside dans le charme des œuvres de Kosztolányi qui n'ont rien perdu de leur éclat juvénile.

— André KARATSON

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Écrit par

  • : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Lille

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  • HONGRIE

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    ...reste comme la chronique héroïque d'une vie, d'une morale altière et d'une qualité de contact qui fit de son foyer le salon d'un Mallarmé hongrois. Dezső Kosztolányi (1885-1936) semble être son contraire : souriant, souple, toujours jeune, étourdissant d'invention, de variété et de fraîcheur. Maître inimitable...