DIALOGUE, notion de
L'échange contrarié
C'est bien évidemment au théâtre que la question du dialogue est la plus manifeste, la représentation en actes excluant, dans le cadre du théâtre dramatique, la narration. Force est cependant de noter que le primat du dialogue n'en constitue pas pour autant une donnée inhérente. La scène théâtrale a commencé par être le lieu du discours lyrique du chœur, avant que ne se détachent de celui-ci un protagoniste (échangeant avec le chœur), puis d'autres acteurs. Dans la tragédie grecque, le dialogue n'est en fin de compte, aux côtés du monologue et du discours choral, qu'une des formes du langage théâtral : la forme de discours propre aux épisodes, dans lesquels, à travers un agôn dialogique individualisé et construit sur le mode de la joute oratoire, s'affrontent deux personnages singuliers qui représentent en même temps deux positions éthiques. À partir du xviie siècle, le théâtre occidental instaure avec le modèle dramatique le dialogue comme vecteur naturel de l'action dramatique et de la représentation des personnages, nécessairement pris dans l'action où ils ne se révèlent que par le biais de leurs paroles, le monologue restant une exception.
C'est alors à cette conception fondamentale du dialogue comme expression d'individus singuliers, et plus largement comme véritable échange, que les remises en cause des principes dramatiques du théâtre s'attaquent à partir de la fin du xixe siècle : la crise du drame sera avant tout une crise du dialogue. Celle-ci se manifeste en particulier à travers la place faite au monologue (qu'il vienne perturber de l'intérieur le dialogue apparent, comme chez Anton Tchekhov, ou qu'il s'impose comme constituant premier, voire unique, du texte et de la représentation, chez Samuel Beckett par exemple), par l'apparition d'une parole théâtrale trouée de silences (Beckett), de déplacements sémantiques (Roland Dubillard) et d'absurde (Eugène Ionesco), ou encore sous-tendue par l'implicite d'un non-dit (Jean-Luc Lagarce, Jon Fosse), par l'importance prise sur la scène contemporaine par le motif de l'incommunicabilité, par l'impersonnalisation du discours, ou encore par l'abandon d'une parole porteuse d'action interpersonnelle au profit d'une parole lyrique chorale (de Maurice Maeterlinck à Heiner Müller en passant par Armand Gatti).
Au-delà d'une contestation des règles du discours théâtral, cette crise du dialogue dans le théâtre du xxe siècle – dont on pourrait trouver des équivalents dans les genres narratifs – témoigne d'une remise en cause plus large : celle de la parole dans son rapport à l'expression de l'intériorité et de la volonté individuelle, et plus largement celle de la présupposition d'un espace commun pouvant servir de socle au partage et à l'échange interhumain. C'est en fin de compte tout le modèle dialectique, que les Temps modernes avaient instauré comme modèle fonctionnel d'exposition des situations et de la pensée tout autant que de représentation des passions, qui se voit alors mis en question.
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Écrit par
- Christophe TRIAU : professeur en études théâtrales à l'université Paris-Nanterre, unité de recherche HAR - Histoire des arts et des représentations
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