DIALOGUES DE ROUSSEAU JUGE DE JEAN-JACQUES, Jean-Jacques Rousseau Fiche de lecture
« Ici commence l'œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre, il m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. » Ainsi s'ouvre le dernier livre des Confessions, qui s'achève sur le récit de leur lecture publique en 1770 et du silence qui l'a accueillie. L'« œuvre de ténèbres » remonterait ainsi à 1762, année où Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) fut décrété de prise de corps ; le pamphlet de Voltaire, Le Sentiment des citoyens, publié anonymement en 1764, la lapidation de Môtiers (1765), achèvent d'asseoir en Rousseau la certitude du complot universel dont il serait la victime. Les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques, rédigés entre 1772 et 1776 et publiés après sa mort, en 1782, sont une tentative pour lever ce « mystère impénétrable », comprendre « la haine de toute une génération ». Longtemps lus comme un document clinique sur le « cas » Jean-Jacques Rousseau, les Dialogues ont toujours eu un statut générique incertain : classés en philosophie par un des premiers éditeurs de Rousseau, Louis-Sébastien Mercier, ils sont aujourd'hui considérés comme une partie de ses « œuvres autobiographiques ».
« Informes essais » ?
Rarement le lecteur aura trouvé dans un texte dit classique tant de confidences sur son écriture concrète, la nécessité et la souffrance qui y ont présidé : « Tandis que je force mes yeux à suivre les lignes mon cœur serré gémit et soupire. Après de fréquents et vains efforts, je renonce à ce travail dont je me sens incapable, et faute de pouvoir faire mieux je me borne à transcrire ces informes essais que je suis hors d'état de corriger », écrit Rousseau dans un texte liminaire. « Chaos de désordre et de redites » tout relatif, le texte des Dialogues est remarquablement organisé, encadré jusqu'au verrouillage de sa réception : après l'épigraphe d'Ovide – Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis, « Ici c'est moi le barbare, parce qu'on ne me comprend pas », la même qui ouvrait le Discours sur les sciences et les arts – viennent un avertissement, puis une préface, « Du sujet et de la forme de cet écrit » dont l'« Histoire du précédent écrit », qui fait suite aux trois dialogues, constitue le pendant.
Le dispositif des Dialogues eux-mêmes n'est pas moins concerté : un personnage nommé Rousseau s'entretient avec un « Français » au sujet de « J.J. », tiers absent. Si l'entreprise a toutes les apparences de la rationalité – « il fallait nécessairement que je disse de quel œil, si j'étais un autre, je verrais un homme tel que je suis » –, l'éclatement du moi en trois instances (Rousseau, J.J., l'Auteur qui intervient en note), donne la mesure de la « cohérence fracturée » (J.-M. Goulemot) qui caractérise ici et l'identité, et le texte. Mais les trois dialogues, bien que le deuxième soit ostensiblement plus long, présentent le même effort de structuration, dans le cadre d'une mise en scène judiciaire qui détermine les positions – le Français en juge, Rousseau en avocat, J.J. en accusé – et la rhétorique. Le premier, dominé par le Français, laisse la parole à l'accusation supposée ; le deuxième est pour l'essentiel un portrait de J.J. par Rousseau témoin de sa vie ; quant au troisième, il entérine l'acquittement de J.J. par le Français, devenu lecteur de l'œuvre : « Cette lecture attentive et réfléchie a pleinement achevé dans mon esprit la révolution que vous aviez commencée. » Ainsi s'opère, du moins dans la fiction, la suture de l'homme et de l'œuvre, mais aussi celle des voix : celle de Jean-Jacques Rousseau revient, unifiée mais non moins étouffée, dans l'« Histoire du précédent[...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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