DIALOGUES INTÉRIEURS À LA PÉRIPHÉRIE (P. Handke) Fiche de lecture
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À distance du « moi »
Ces notes prises par Handke, chronologiquement organisées en six parties correspondant à chacune des années écoulées entre 2016 et 2021 – comme des annales de sa vie intérieure et « mondaine » – sont constituées de phrases sans point final, suspendant la durée, séparées par des blancs où elles affleurent. Fluides, concises, sensibles, intuitives, paradoxales, sifflant comme des flèches, elles vont du paragraphe à la formule poétique minimale digne d'un haïku ou d'un aphorisme. Rompant la logique du discours habituel, cette fugue verbale recueille, au fil des jours, des choses vues ou entendues, des sensations, des souvenirs, des songeries, des projets de livres, des « commandements » de conduite morale, des réflexions ou des citations tirées des lectures nourrissantes de l’écrivain (Tolstoï, Goethe, Adalbert Stifter, Robert Walser, André Dhôtel, et les Écritures).
Dans ces dialogues alternatifs, le « moi » se raconte comme un soi ; le « je » devient cet autre pluriel qu'il met en abyme. Le « guetteur » se défait de l'enfermement narcissique, fait imploser son identité de surface, quitte son orbite, distend les cercles de son « âme », dialogue avec ses fantômes, découvre l'ouvert qui déborde ses frontières mentales.
Face à la précipitation et à la « surinformation » de notre siècle, Handke, le célébrant de la « lenteur », met au clair ce qui rend le monde vivable et en « respire la lumière ». Dans cette épopée durable, la conscience, plus anonyme et plus universelle, cherche à retenir la beauté familière et cachée de ce qui nous entoure. Son attention vise à « resacraliser l'être-là, l'existence », à partager « la joie à propos de rien », à « éveiller la noblesse en chacun ».
La maison, le jardin, le village, les rencontres et les marches à travers le pays, le ravissement de la neige, le « jaune total » d'une fleur de pissenlit, « les voix variées de la pluie », la « prière brève et fervente dans le bruissement des arbres », la rumination de sentences (Jakob Boehme, Léon Chestov, les Évangiles, etc.), la réflexion sur les mots et la création littéraire sont les thèmes aléatoires de celui qui cherche à devenir « un sauvage pacifique » et à changer la vie.
Les carnets qui forment les Dialogues intérieurs à la périphérie tentent l'essai d'une vie réussie, en dilatant toujours plus profondément l'étroitesse de l'ego, l’ouvrant au poétique et à l'éthique. Précis, subtil et ironique, Peter Handke déjoue les enfermements de la rhétorique et des idéologies qui habitent nos modes de pensée et de vie postmodernes ; face à l'absurde et au cynisme, le journalier de l'intime devient « l'horloger de l'Autre Temps ».
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Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur ès lettres, écrivain
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