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DIASPORAS URBAINES

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Ce qui caractérise la ville – coprésence d’étrangers, effervescence de la vie sociale, intensité des relations avec d’autres localités – tient, entre autres, à la présence de diasporas.

Dès l’apparition des premières villes, des communautés de marchands forment des réseaux interconnectés sur chaque continent. Souvent cantonnés dans des quartiers distincts, elles font fi des frontières, exploitant les avantages commerciaux que leur procurent leurs facilités à les franchir. Aux xiiie et xive siècles, les activités des diasporas marchandes relient un archipel de villes situées en Europe, au Moyen-Orient, et en Asie, de Bruges à Hangzhou. À l’époque moderne, des commerçants étrangers sont établis dans les ports et comptoirs de la Méditerranée, de l’océan Indien, des mers de Chine et du Japon, et du continent africain.

Quartier juif de New York dans les années 1930 - crédits : FPG/ Hulton Archive/ Getty Images

Quartier juif de New York dans les années 1930

Avec l’expansion impériale européenne, de nouvelles diasporas urbaines apparaissent dans les villes des pays neufs et des colonies : travailleurs des chantiers, docks et usines, petits artisans et commerçants, originaires d’Europe et d’Asie. Ainsi, des métropoles telles que Chicago et Singapour doivent en grande partie leur croissance rapide à l’arrivée en grands nombres d’immigrés notamment polonais et chinois au début du xxe siècle. À cette époque, les travaux anthropologiques, alors principalement menés sur les petites communautés rurales, sont transposés aux diasporas urbaines, dont on étudie les institutions communautaires, marchandes, religieuses, philanthropiques. Ces dernières, généralement établies en ville, ont un rôle rassembleur vis-à-vis des immigrés établis dans le pays d’accueil, mais aussi un rôle moteur dans l’entretien des relations transnationales avec le pays de départ.

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Dans les années 1930-1960, les anthropologues de l’institut Rhodes-Livingstone (Rhodésie du Nord, auj. Zambie) puis de l’école de Manchester (Royaume-Uni), parmi lesquels Max Gluckman, James Mitchell et Arnold Epstein, postulent que les migrants deviennent des citadins, finissant par se fondre dans la population de la ville. Si, par la suite, ces théories sont nuancées, les analyses situationnelles menées par ces anthropologues demeurent valables. Elles montrent que les villes sont propices à l’exacerbation de l’altérité. L’ethnicité y devient saillante ; dans le contexte urbain d’incessantes rencontres avec des étrangers, elle est un point de repère des interactions. Dans la lignée des travaux de l’école de Manchester, l’Américain Steven Vertovec a proposé dans les années 2000 la notion de « superdiversité ». Ainsi, à Londres, qui en est un cas de figure extrême, seuls quelques groupes immigrés des Caraïbes et d’Asie du Sud-Est étaient présents jusque dans les années 1990, alors que trente ans plus tard, la population londonienne comptait 179 nationalités et 300 langues parlées. Dans un contexte d’accroissement des mobilités, ladite superdiversité tient aussi à la diversification des statuts professionnels et légaux des étrangers présents en ville – étudiants, entrepreneurs, réfugiés, sans-papiers...

Les recherches menées en anthropologie privilégient généralement les microéchelles d’observation, celles d’unités sociales ou spatiales restreintes telles que les associations ou le quartier. Les études ethnographiques des pratiques de vie communautaire font apparaître quant à elles des contrastes, par exemple entre les Pakistanais de Manchester, dont les liens sont denses et les activités de sociabilité intenses, et les Dominicains de Boston (États-Unis), lesquels, dispersés dans la ville et exerçant souvent plusieurs emplois peu rémunérateurs, ne trouvent guère le temps de se rassembler. Cependant, dans les deux cas, il s’agit bien de diasporas urbaines, qui maintiennent des liens transnationaux avec les membres de la famille demeurés au pays.

Lorsque ces liens se distendent ou s’effacent, ils cèdent souvent la place à des formes d’ethnicité symbolique, c’est-à-dire à l’expression, individuelle et intermittente, d’une forme d’attache à un ailleurs, celui des origines. Cette ethnicité symbolique s’appuie sur des pratiques de fréquentation de restaurants et de commerces d’alimentation dans certains quartiers, ou encore de participation à des rites et des festivals célébrant les origines. Ces mêmes quartiers peuvent être qualifiés d’« enclaves ethniques » en raison de l’offre de services et d’emplois qu’ils réservent exclusivement aux membres du groupe. Jouant un rôle fonctionnel d’accueil pour les nouveaux arrivants ou les négociants en transit, ces quartiers sont ainsi dotés d’une image d’altérité symbolique qui subsiste dans les représentations, et ce par-delà les fluctuations dans la composition des populations qui y vivent ou y travaillent. La notion de diaspora urbaine ne désigne alors plus tant une population aux contours bien définis qu’elle n’évoque les lieux de la ville où ces pratiques et ces scènes se déroulent.

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Les anthropologues ne se sont pas cantonnés à l’unité d’observation du quartier ou du groupe ethnique. Ils ont adopté des méthodes multisituées, observant comment les diasporas urbaines connectent les villes entre elles non seulement par les activités commerciales ou les envois de fonds, mais aussi par l’affect, la mémoire et l’imaginaire. Les diasporas donnent aux villes leur caractère transnational, mais aussi translocal. La localité qu’ils ont quittée tient une place importante dans l’habitus des nouveaux arrivants. La géographe Alison Blunt a mis en avant la notion de « ville diasporique » pour rendre compte des pratiques, des réseaux, et des sentiments qui relient, par exemple, la communauté juive de Londres à Jérusalem. 

Certaines grandes métropoles, telles que Mumbai (Bombay), deviennent les centres des diasporas où les émigrés et leurs parents proches ou éloignés, demeurés au pays ou installés ailleurs, se réunissent. Les émigrés contribuent souvent à distance, par leurs envois de fonds et les logements qu’ils bâtissent, à l’urbanisation des localités rurales dont ils sont originaires. Dans le cas des familles originaires de la contrée rurale chinoise sur laquelle la mégapole de Shenzhen s’est développée depuis les années 1980, les descendants d’émigrés qui viennent en visite peinent à retrouver les villages dont leurs parents et grands-parents avaient entretenu (et mythifié) la mémoire et qui sont aujourd’hui absorbés par l’agglomération urbaine. Ils retrouvent, néanmoins, dans la vibrante vie citadine qu’ils découvrent, des éléments du quartier chinois de la ville d’accueil où ils ont grandi, et qui a perdu de sa vitalité.

Les études sont désormais menées à plusieurs échelles spatio-temporelles : celle du quartier où se déroule la vie quotidienne, celle de la ville dans son ensemble et sa dynamique conjoncturelle, mais aussi celles, plus étendues, des rapports de force globaux. Elles mettent en évidence le rôle ainsi que la place des migrants dans les dynamiques d’accumulation de capital et les stratégies de positionnement des villes. Certaines de ces dernières, qui ne sont pas celles que l’on range habituellement parmi les « villes globales » – villes de taille moyenne, appauvries par la désindustrialisation, telles que Halle, en ex-Allemagne de l’Est, ou Aubervilliers, en banlieue parisienne – tirent parti des activités entrepreneuriales des migrants, et les favorisent en nouant des partenariats avec les régions d’origine. Les acquéreurs de logements dans les quartiers en voie de gentrification de l’Est parisien ou d’Amsterdam, souvent jusque-là habités par des immigrés, fabriquent ce que Sophie Corbillé nomme la « diversité enchantée ». Ce type de représentation, qui anime les récits de ces nouveaux habitants, reprise par les autorités municipales pour projeter une image positive de la ville à l’adresse des investisseurs et bailleurs de fonds, se révèle en quelque sorte à double tranchant lorsque, mis au service de politiques de restructuration urbaine, il concourt à évincer les plus démunis.

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Un prisme élargi au-delà de l’unité d’observation du groupe ethnique permet également de mettre en lumière les solidarités entre habitants, nouveaux et anciens, dans des mobilisations pour la justice sociale, ainsi que les revendications des immigrés d’un « droit à la ville » (Henri Lefebvre), une ville qu’ils ont contribué à enrichir, et même à construire. Si la notion de diaspora a été mise en avant pour critiquer les conceptions figées et réifiantes des identités culturelles, les anthropologues documentent également les pratiques d’« emplacement », c’est-à-dire de localisation et de fabrication d’un chez-soi – les villes d’arrivée en sont souvent le lieu premier. Les diasporas urbaines sont ainsi associées tout à la fois au mouvement et à l’enracinement.

— Anne-Christine TRÉMON

Bibliographie

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P. LevittThe Transnational Villagers: Dominicans in New York, University of California Press, Berkeley, 2001

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A.-C. Trémon& Y.-H. Chuang, Mobilités et mobilisations chinoises, Terra-HN-éditions, Marseille, 2020 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?-Mobilites-et-mobilisations-chinoises-en-France-)

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P. Werbner, Imagined Diasporas Among Manchester Muslims, SAR Press and James Currey, Oxford, 2002.

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Quartier juif de New York dans les années 1930 - crédits : FPG/ Hulton Archive/ Getty Images

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