DIFFÉRENCE, philosophie
Éthique de la différence
De nos jours, et en raison de diverses circonstances historiques – parmi lesquelles on peut mentionner la décolonisation, l'apparition d'une nouvelle critique sociale et théorique à partir de la fin des années 1960 et la mondialisation contemporaine –, sont en train de s'opérer dans le monde des transformations culturelles qui tendent vers une nouvelle pensée et une nouvelle pratique sociale de la différence. En philosophie, ces transformations trouvent une expression privilégiée dans l'apparition de formes de pensée qui s'appliquent à interroger la différence en tant que telle. Comprenant et signifiant la différence comme « altérité » ou « extériorité » infinie (Lévinas) ou encore comme « différance » (Derrida), cette nouvelle philosophie s'enquiert de l'impensé de la tradition philosophique qui s'est constituée à partir de la logique du Même. Jacques Derrida « déconstruit » l'opposition entre l'identité et la différence, qu'il dévoile comme un mode de fixation de la différance marquant la structure profonde et instable de l'être et de la pensée (L'Écriture et la différence, 1967 ; Marges de la philosophie, 1972). Emmanuel Lévinas (1905-1995), s'inscrivant dans la lignée de Kierkegaard et de Buber, pense la différence dans la transcendance de l'humain, qui, irréductible à l'objectivation, ouvre la dimension de l'infini : la différence originaire n'est pas la « différence ontologique » entre l'être et l'étant, telle qu'elle est pensée par Heidegger, mais la différence entre la totalité et l'infini – l'extériorité, la manifestation de l'Autre comme « visage » (Totalité et infini, 1961). Si l'Être, compris comme pur « il y a » est absurde, l'Autre est « commencement de l'intelligibilité » : chez Lévinas, comme chez Sartre après le tournant de la guerre, le déplacement de l'ontologique vers le « social » installe le questionnement sur le sens de l'être dans son lieu propre – qui n'est pas ontologique mais éthique.
Dans le champ de la philosophie politique, et en lien avec les transformations culturelles déjà mentionnées, la notion de différence est à la base du débat contemporain sur la justice culturelle. Dans le cadre de ce débat, qui comprend la discussion sur le multiculturalisme, le philosophe canadien Charles Taylor propose d'associer à la politique de l'égale dignité des citoyens (reconnaissance formelle de l'identité universelle des sujets en tant que sujets des mêmes droits) une « politique de la différence » visant à remédier aux situations d'oppression culturelle qui sont incompatibles avec la justice. Mettant en place des droits différenciés afin de préserver et promouvoir la différence culturelle menacée par des institutions politiques et sociales qui favorisent systématiquement une ou plusieurs cultures hégémoniques, la « politique de la différence » vise non pas à détruire mais plutôt à reconstruire le concept d'universalité, en lui conférant des contenus effectifs, et non pas simplement formels. À l'instar des philosophies sociales (Proudhon, Marx) qui, dès le xixe siècle, ont posé la question des conditions concrètes à la base de toute reconnaissance véritablement universelle des personnes, les politiques contemporaines de la différence comprennent les liens d'appartenance des sujets à leur(s) culture(s) comme une détermination concrète de la liberté.
Dans une perspective qui fut inaugurée vers la fin des années 1920 par le philosophe péruvien José Carlos Mariátegui, des penseurs contemporains comme Nancy Fraser proposent d'articuler, dans l'unité d'une même politique de la différence, la double exigence de justice culturelle et de justice socio-économique[...]
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Écrit par
- Alfredo GOMEZ-MULLER : professeur de philosophie
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Autres références
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CATÉGORIES
- Écrit par Fernando GIL
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