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DISTRIBUTIONS, mathématiques

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Il est arrivé à plusieurs reprises que certaines exigences de la physique, par exemple, aient conduit les utilisateurs des mathématiques à des « calculs » non rigoureusement justifiables au moyen des concepts mathématiques existants, mais qui traduisaient avec succès la réalité expérimentale. C'est ainsi que l'ingénieur Heaviside introduisit dans l'étude des réseaux électriques (en 1894) les règles de son calcul symbolique, qui ne fut justifié mathématiquement que postérieurement. L'étude des équations aux dérivées partielles conduisait aussi naturellement à des extensions des matériaux mathématiques traditionnels ; ainsi, il est normal de considérer que les deux équations :

sont équivalentes, et pourtant la première est satisfaite par toute fonction u(x) de x seul, alors que l'expression ∂2u/∂y ∂x n'a de sens que si u(x) est dérivable en x. Des considérations de ce type, ainsi que l'étude du problème de Dirichlet (trouver une fonction harmonique dans un ouvert de Rn connaissant ses valeurs sur la frontière) avec les méthodes de l'espace de Hilbert, ont conduit les mathématiciens à généraliser les solutions acceptables d'une telle équation en introduisant la notion de solution faible. Le mathématicien soviétique Sobolev a construit, en 1934, des classes de fonctions généralisées qui justifiaient de manière rigoureuse ce genre de considération.

La théorie des transformations de Fourier et de Laplace exigeait aussi des généralisations des fonctions. En 1926, Dirac introduisait en physique mathématique sa célèbre « fonction » δ0, nulle en dehors de l'origine et d'intégrale égale à 1, qui représentait une impulsion unité à l'instant t = 0, donc d'effet nul pour t ≠ 0. Puisque δ0 n'est pas une fonction au sens usuel (car une fonction nulle pour t ≠ 0 est d'intégrale nulle), sa justification mathématique correcte conduisait à une extension de la notion de fonction ; remarquons que, dans ce cas précis, la théorie de la mesure permettait déjà de considérer δ0 comme une mesure de masse 1 concentrée à l'origine, c'est-à-dire comme un être mathématique bien défini.

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Cette extension a été présentée sous sa forme actuelle par le mathématicien français Laurent Schwartz (1915-2002), dans le cadre des espaces vectoriels topologiques ; parmi ses nombreuses applications, citons : les équations aux dérivées partielles linéaires, la représentation des groupes de Lie, les processus stochastiques, les variétés différentiables, la physique mathématique, la physique expérimentale (« déconvolution » et identification de systèmes).

La construction des distributions due à L. Schwartz admet de nombreuses variantes conduisant à des classes de fonctions généralisées ayant chacune un domaine privilégié d'applications : fonctions généralisées de divers types introduites par les mathématiciens soviétiques Gelfand et Šilov dans l'étude des équations aux dérivées partielles ; hyperfonctions de Sato-Martineau, très utiles dans l'étude des fonctions de plusieurs variables complexes et les problèmes aux limites ; fonctions généralisées de Beurling-Björk ; etc.

L'exposé qui suit suppose seulement connue la notion d'espace vectoriel (cf. algèbreou algèbre linéaire) et la notion de suite convergente de nombres complexes.

Espaces avec notion de suite convergente

Les conditions de continuité qui interviennent dans la définition des distributions peuvent s'exprimer élémentairement en utilisant seulement la notion de suite convergente, sans qu'il soit nécessaire de préciser complètement la topologie des espaces considérés. On se propose ici de montrer comment on peut définir a priori et de manière purement formelle une telle notion sur un espace vectoriel. Les espaces vectoriels sont sur le corps R des nombres réels ou le corps C des nombres complexes.

Définition

Soit E un espace vectoriel. On dit qu'on a défini dans E une notion de suite convergente si on s'est donné un sous-ensemble ε de l'ensemble de toutes les suites d'éléments de E et une application de ε dans E qui à toute suite (xn) de ε fait correspondre un élément x ∈ E, ce qu'on écrira (de manière purement formelle) : (xn) →x dans E, et ce qu'on lira : La suite (xn) converge vers x ; les éléments de ε s'appellent suites convergentes. On impose aux données précédentes les conditions suivantes : (a) Pour tout élément x ∈ E, la suite constante (x, x, ..., x, ...) est convergente et converge vers x ; (b) Si la suite (xn) est convergente et converge vers x, alors, pour tout nombre λ du corps de base R ou C, la suite (λ xn) converge vers λ x ; (c) Si (xn) et (yn) sont deux suites convergentes qui convergent respectivement vers x et y, alors la suite (xn + yn) converge vers x + y. (d) Si (xn) converge vers x, toute sous-suite de (xn) converge aussi vers x.

Les conditions ci-dessus sont les propriétés des suites convergentes (au sens usuel) de nombres réels ou complexes. Comme toujours dans l'approche formelle d'une notion, on retrouve donc, sous forme d'axiomes, des propriétés vérifiées dans les situations concrètes qu'il s'agit de généraliser. Si une suite (xn) converge vers x, on dit aussi que (xn) a pour limite x et on écrit :

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Remarquons que, pour connaître ε, il suffit de connaître le sous-ensemble ε0 de ε formé des suites (xn) qui convergent vers 0 (d'après les axiomes, c'est d'ailleurs un espace vectoriel pour les opérations usuelles sur les suites). En effet, dire que (xn) → x équivaut, d'après les axiomes, à dire que la suite (xn − x) tend vers 0, ce qui met en évidence que la translation de vecteur x, qui à xn fait correspondre xn + x, est une bijection de ε0 sur l'ensemble εx des suites qui convergent vers x. En abrégé, on dira qu'un espace vectoriel E est un e.v.s. si on a défini dans E une notion de suite convergente.

Un exemple fondamental

Il est clair que, si E est l'espace euclidien usuel de la géométrie dans l'espace, l'ensemble des suites convergentes au sens usuel satisfait aux conditions précédentes ; plus généralement, si E est un espace vectoriel normé, muni d'une norme ∥.∥, on peut définir directement, à partir de la norme, les suites (xn) qui convergent vers x par la propriété suivante : La suite de nombres réels positifs ∥x − xn∥ tend vers 0 pour n → ∞ ; il est clair que les conditions (a) à (d) sont alors satisfaites. L'exemple suivant est essentiel dans la définition des distributions ; on remarquera qu'on définit ici les suites convergentes sans l'intermédiaire d'une topologie.

Soit Ω un sous-ensemble ouvert de Rn (c'est-à-dire que pour tout point de Ω il existe une boule de rayon > 0 contenue dans Ω). Toutes les fonctions considérées sont supposées à valeurs complexes. Si ϕ est une telle fonction définie et continue dans Ω, on appelle support de ϕ le plus petit ensemble fermé en dehors duquel ϕ est nulle ; D(Ω) désignera l'ensemble des fonctions définies dans Ω, admettant des dérivées partielles de tous ordres, et à support compact (c'est-à-dire borné et fermé dans Rn).

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Pour désigner les dérivées partielles d'ordre quelconque, on utilise la convention des multi-indices (. Par définition, un multi-indice est un système de n nombres entiers positifs ou nuls :

on écrit alors ∂α/∂xα ou (∂/∂x)α pour désigner l'opérateur de dérivation partielle
cette écriture permet d'avoir, dans le cas de n variables, une écriture analogue au cas d'une variable.

Il est clair que D(Ω) est un espace vectoriel ; munissons-le d'une structure d'e.v.s. en définissant les suites convergentes. Soit (ϕp) une suite d'éléments de D(Ω) ; on dira que la suite (ϕp) est convergente et converge vers une fonction ϕ ∈ D(Ω) si les deux conditions suivantes sont réalisées : (a′) Toutes les fonctions ϕp, ainsi que la fonction ϕ, sont nulles en dehors d'un même compact K de Ω ; (b′) Pour tout multi-indice α, la suite des dérivées partielles (∂αϕp/∂xα) converge uniformément sur K vers la dérivée partielle correspondante de ϕ :

pour p → ∞. Il est clair que les conditions (a) à (d) sont satisfaites.

Morphismes

On va maintenant définir les morphismes des e.v.s., c'est-à-dire les applications d'un tel e.v.s. dans un autre qui respectent les deux notions définissant la structure d'un e.v.s. : la structure vectorielle et les « suites convergentes ».

Soit E et F, deux e.v.s. Un morphisme u de E dans F est, par définition, une application linéaire de E dans F (c'est-à-dire telle que u(λ x + μ y) = λ u(x) + μ u(y), pour x, y ∈ E et λ, μ dans le corps de base R ou C) qui transforme toute suite convergente de E en une suite convergente de F : si (xn) → x dans E, alors (u(xn)) → u(x) dans F ; on dit aussi que u est une application linéaire séquentiellement continue (ou « continue pour les suites »). Pour qu'une application linéaire de E dans F soit un morphisme, il faut et il suffit qu'elle transforme toute suite convergente vers 0 dans E en une suite convergente vers 0 dans F.

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Voici deux exemples de morphismes de l'e.v.s. D(Ω) dans lui-même. Si on désigne par ∂/∂xi l'opérateur de dérivation partielle par rapport à la i-ième coordonnée dans Rn, l'application ϕ ↦ ∂ ϕ/∂xi est un morphisme de D(Ω). De même, si f est une fonction admettant dans Ω des dérivées partielles de tous ordres, l'opération de multiplication par f, qui s'écrit ϕ ↦ f ϕ, est un morphisme de D(Ω) dans D(Ω).

Si E et F sont deux e.v.s., on peut munir l'espace vectoriel L (E, F) des morphismes de E dans F d'une notion de suite convergente en disant qu'une suite un de morphismes de E dans F converge vers u ∈ L(E, F) si (un(x)) → u(x) dans F pour tout élément x ∈ E. En particulier, cette définition permet de munir d'une structure d'e.v.s. l'espace vectoriel E′ des applications linéaires de E dans son corps de base qui sont continues pour les suites.

On retrouve dans le cadre des e.v.s. l'importante notion de transposée d'une application linéaire (cf. algèbre linéaire). Soit, en effet, E et F deux e.v.s., et u un morphisme de E dans F ; désignons par E′ et F′, comme ci-dessus, les e.v.s. des applications linéaires respectivement de E et F dans le corps de base ( formes linéaires sur E et F), qui sont séquentiellement continues. Pour toute forme linéaire f ∈ F′, la forme g = f ∘ u est une forme linéaire séquentiellement continue sur E, donc est un élément de E′, et on vérifie facilement que l'application linéaire tu : F′ → E′, qui à f ∈ F′ fait correspondre f ∘ u ∈ E′, est séquentiellement continue ; on définit ainsi le morphisme tu transposé de u.

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-VI

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