DODES'KADEN, film de Akira Kurosawa
Kaléidoscope vériste ou allégorie onirique ?
Ce qui frappe à revoir le film aujourd'hui, c'est à quel point il était à contre-courant par rapport à tout repère imaginable. Film de studio au décor irréaliste, quand les « nouveaux cinémas » mondiaux cultivaient les lieux authentiques et le direct ; film sans vedettes, et même sans personnage principal, où chaque plan semble repartir à neuf ; film à la morale opaque, entre sagesse et résignation, amusement et révolte ; film burlesque empli d'événements tragiques ; film d'auteur – mais où l'on peine à retrouver le vérisme de Kurosawa. Les couleurs, saturées, omniprésentes, manifestement peintes, changeant au gré des séquences, semblent avoir été la principale préoccupation du cinéaste (impression que l'on retrouvera à la toute fin de son dernier et splendide film, Madadayo, 1993). Cette succession de saynètes sans axe central, sous une lumière plus flamboyante qu'expressionniste, ne saurait dégager la moindre leçon : c'est le miroitement de la vie.
Dans les quelques semaines que dure la fiction, certains personnages demeurent égaux à eux-mêmes (les deux amis qui aiment également le saké et leurs femmes, et les mélangent joyeusement, ou la femme enceinte sans savoir de qui, et bien sûr le garçon toqué qui se prend pour un tram). Mais la plupart vivent une épreuve décisive : viol et grossesse, mort d'enfant, cambriolage, retour de l'épouse infidèle. Ces catastrophes résonnent diversement, mais dans un monde immuable par essence : elles ne laisseront, au fond, que des traces éphémères, et n'altéreront pas la nature des êtres. La fin du film, significativement, réitère son début, avec l'ombre du garçon-tram qui, sa journée finie, rentre chez lui, satisfait du labeur accompli. C'est peut-être le sens du titre, qui, en japonais familier, signifie à peu près : « Ça vous va, comme ça ? »
C'est que l'on n'est pas, malgré les apparences, dans un remake des Bas-Fonds (roman de Gorki adapté par Kurosawa en 1957), mais dans une fable, où le réel et l'irréel ne cessent de communiquer et de s'échanger. Le garçon-tram conduit un engin imaginaire, mais qui fait des bruits audibles (comme la partie de tennis à la fin de Blow-up d'Antonioni, 1966). Plus gravement, c'est au nom d'un fantasme devenu trop présent dans le visible – sa maison de rêve – que le mendiant laisse mourir son enfant. Les êtres eux-mêmes hésitent entre divers statuts ontologiques : le mendiant est maquillé d'un vert et d'un violet sombres, qui évoquent moins la saleté que l'au-delà, comme l'armée des morts dans Rêves (Yume, 1990) ; l'homme au regard mort est, lui, un véritable zombi, un fantôme que plus rien ne peut ramener chez les vivants.
Comme dans le petit monde de Fellini, la clownerie est toujours à portée de main, et toujours, elle prend l'aspect d'une politesse du désespoir. Le père de famille trompé, la femme dont le tee-shirt porte de grands cercles noirs qui miment les seins, l'homme au tic avec ses moments de pure mécanique corporelle sont des figures de clowns – et aussi, l'envers de l'inquiétante pureté de leurs voisins le mendiant et l'homme aveugle, êtres absolus que possède une idée fixe. Entre les pitres et les saints, quelques hommes ordinaires, à la vie monotone : la leçon de sagesse et d'humanisme est réelle, mais amère.
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Écrit par
- Jacques AUMONT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
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