DOM JUAN (mise en scène B. Jaques)
À travers sa mise en scène d'Elvire Jouvet 40, d'après les carnets de travail de Louis Jouvet, Brigitte Jaques s'était intéressée au Dom Juan de Molière, aux rôles et à la manière de les dire. Cette fois, sans abandonner le travail de l'acteur, elle se tourne aussi vers Le Festin de pierre. C'est en effet, le premier nom de cette comédie, à l'instar des textes qui la précèdent directement dans l'histoire du théâtre (Le Festin de pierre, ou le Fils criminel, de Dorimond, 1659 ; et Le Festin de pierre, ou le Fils criminel, de Villiers, en 1660). Don Juan y était le type même du jeune homme libertin ne croyant ni en Dieu, ni au Diable, ni au pouvoir du père : un barbare, un rebelle, et parfois une sorte de brute, en tout cas un athée, au contraire du don Juan espagnol de Tirso de Molina (1630). C'est de là qu'il faut repartir pour interpréter Molière, en jouant de cette idée du libertin philosophe et dévergondé telle qu'on l'entend à l'époque, et de l'image du jeune aristocrate qui, simultanément, observe un monde qui s'éteint – un monde fermé, encore féodal, un monde avec Dieu – et jouit avec inquiétude d'un nouvel univers : infini, sans Dieu, énergique, ouvert sur le cosmos inconnu.
Il faut aussi reprendre le texte, avant même de l'interpréter. Or le vrai texte échappe, lui aussi. Les éditions que nous en connaissons sont toutes des versions reconstruites à partir d'éléments pris dans le supposé Festin de pierre d'origine – joué en 1665 mais non publié –, et postérieures à la mort de Molière (1673).
Dans le spectacle donné en 1999 à la Comédie de Genève, puis en 2000 à l'Odéon, Brigitte Jaques, assistée de François Regnault et de Jacqueline Lichenstein, a choisi de s'appuyer sur l'édition qui fut imprimée à Amsterdam, en 1683, parce que apparemment la plus proche, chronologiquement au moins, des textes qui circulaient du vivant de Molière. Cette édition, conservée par de rares collectionneurs, a été republiée par Joan DeJean, chez Droz, en 1999.
Dans cette intrigue linéaire en prose, qui se déroule en plusieurs jours et sur plusieurs lieux, le mot « Ciel » claque comme une injure dans la bouche de Redjep Mitrovitsa (dom Juan). Dom Juan représente ici l'histoire d'un fuyard qui s'appuie sur les mots, d'un philosophe qui raisonne et d'un séducteur qui ne croit rien sinon que deux et deux font quatre. En cela, il captive son public et l'inquiète, quitte à jouer de toutes les cordes, à se plaire à l'ambiguïté et à rompre avec tous les dom Juan trop virils, presque machistes, qu'on a vus si longtemps sur les scènes françaises. « Grand seigneur méchant homme », comme il est dit, ce jeune homme à peine marié transgresse le sacrement qu'il vient de recevoir et de « parfaire » pour fuir Elvire, sa femme (Anne Caillère), et courir d'autres fortunes, en mer. Le premier acte, Brigitte Jaques le montre, est ainsi une ébauche, une première description du cas, et une première rupture.
Le deuxième acte représente le libertinage de mœurs face à la naïveté des paysannes, entre ciel et terre, sur une plage où les corps s'étreignent sous le regard de Sganarelle (Bruno Sermonne). Dieu n'a rien à y voir et dom Juan, comme on le sait depuis Tirso, est au monde pour séduire et punir les femmes : jamais elles n'oublieront cet épisode, et toujours elles regretteront leur enthousiasme. Le troisième acte, dans cette mise en scène, établit avec brio que le théâtre peut être philosophique : dom Juan observe le ciel, à la lunette, pour le connaître et le démystifier, disserte sur le Mal avec un faux médecin, son valet, et, devant le pauvre qui se tourne vers Dieu, le Ciel, les cintres, sert l'humanité en jeune aristocrate, plein d'honneur et de verve. Le libertinage philosophique est, sur la scène[...]
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Écrit par
- Christian BIET : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre
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