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DOM JUAN, Molière Fiche de lecture

Un texte mythique

Avant Molière, Tirso de Molina en Espagne (L'Abuseur de Séville, 1630) avait créé le mythe de Don Juan en utilisant une série de légendes populaires pour prouver que la Providence divine, pourtant largement disponible, ne pouvait être pervertie ni convoquée in extremis par un jeune homme trop confiant en son merveilleux pouvoir. En Italie, les acteurs de la commedia dell'arte s'en étaient emparés. Enfin en France, dès 1659 chez Dorimond (Le Festin de pierre, ou le Fils criminel) et Villiers (Le Festin de pierre, ou le Fils criminel, 1660), Don Juan était devenu le type du jeune homme libertin ne croyant ni en Dieu, ni au Diable, ni au pouvoir du Père. Molière connaît tout cela lorsqu'il écrit cette pièce. Sa comédie, dont on pense qu'elle fut vite écrite, reprendra donc tous ces éléments pour les mettre au service du libertinage philosophique.

L'édition de 1682, la première, sera copieusement « cartonnée », c'est-à-dire censurée par le lieutenant-général de police (une grande partie de la scène du pauvre disparaît, entre autres coupures). On a donc collé de nouvelles pages contenant les remaniements nécessaires à la place du texte de 1682, jugé trop dangereux. La seule édition à peu près fiable, mais qui ne peut tenir compte des censures faites dès 1665, est celle qui fut imprimée à Amsterdam, en 1683. Mais cette édition, deux fois réimprimée (en 1694 et 1699) est vite oubliée, si bien qu'on reproduit ensuite l'édition de 1682, « cartonnée ». Seuls restent, chez quelques collectionneurs, de rares versions du texte de 1682 avant le cartonnage, et quelques éditions d'Amsterdam. Ce n'est qu'en 1813 qu'on imprimera enfin le texte complet de 1682 en prenant soin, cette fois, de citer les passages « cartonnés » (retour de la scène du pauvre), en 1819 qu'on retrouvera l'édition d'Amsterdam, et en 1841 qu'on jouera la pièce de 1682 avec les passages censurés, à l'Odéon. Entre-temps, la troupe de Molière, après la mort de son chef, avait demandé en 1677 à Thomas Corneille d'établir une version tronquée en alexandrins qui fut imprimée en 1681 et jouée jusqu'au milieu du xixe siècle : réécriture vertueuse et esthétiquement conforme, la version de Thomas Corneille supprime tout ce qui peut choquer et fait de Dom Juan un simple séducteur de femmes : un « don juan ». La scène du pauvre, en particulier, est remplacée par une longue scène consacrée à la séduction de Léonor, jeune fille de quatorze ans, personnage inventé par Thomas Corneille. Ce détour par l'histoire de l'édition montre combien cette pièce est particulière, et combien il est difficile de l'interpréter, puisqu'on ne sait pas réellement ce qu'elle fut à l'origine : texte changé, bouleversé, sans « vérité », le Dom Juan de Molière – qu'on devrait d'ailleurs plutôt appeler Le Festin de pierre – est un texte ouvert, par définition. C'est peut-être en cela qu'il appartient à l'espace du mythe, où il trouvera encore d'autres incarnations, notamment chez Mozart et Da Ponte, Byron ou Kierkegaard.

— Christian BIET

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

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Média

<em>Dom Juan ou le Festin de pierre </em>de Molière, mise en scène de Jean-Pierre Vincent - crédits : Raphael Gaillarde/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Dom Juan ou le Festin de pierre de Molière, mise en scène de Jean-Pierre Vincent

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