DOMAINE MUSICAL
La politique du Domaine musical sous la direction de Boulez
À propos du Domaine musical et de son directeur Boulez, on a souvent parlé de « politique d'épuration ». Dans une lettre à Suzanne Tézenas datée du 16 mars 1967, il écrit : « La première chose à faire serait de liquider tous les Auric, Le Roux et autre Bruck ; qui aura le courage de les remplacer par des administrateurs énergiques et compétents ? » Ces déclarations intempestives pourraient donner raison à ses détracteurs. Mais ne faut-il pas aussi y lire la volonté clairement affirmée d'un homme libre qui opère de véritables choix et qui impose ses orientations esthétiques ?
Si, au long des saisons, Boulez affirma la nécessité de donner au plus grand nombre de jeunes compositeurs la possibilité de faire connaître leurs œuvres, il opéra néanmoins une sélection drastique, se montrant d'une extrême sévérité pour toute forme de laxisme intellectuel et vitupérant régulièrement contre « le libertinage envers la matière musicale » (Penser la musique aujourd'hui). Il s'expliquera très clairement et justifiera toutes ses orientations, tous ses choix dans les programmes du Domaine musical.
Qui était admis, qui était rejeté ? Étaient exclus d'office les compositeurs qui n'étaient pas passés par le sérialisme intégral ou généralisé. Étaient également évincés ceux qui éprouvaient le moindre attachement à une quelconque survivance du système tonal. Étaient rejetés également tous les compositeurs qui utilisaient des accords classés ; parmi eux, Chostakovitch et de nombreux compositeurs américains, à l'exception d'Earle Brown ; Boulez fit une exception pour Igor Stravinski, dont il accepta Agon, une pièce qui présentait une matière musicale classique avec néanmoins des incursions dans le sérialisme. C'est pour toutes ces raisons que des compositeurs comme Maurice Ohana ou Henri Dutilleux n'ont jamais été joués au Domaine musical. Pour ces mêmes raisons, il lui est arrivé d'accepter certaines œuvres d'un compositeur et d'en refuser d'autres. Ainsi, la période antérieure à Mode de valeurs et d'intensités de Messiaen (1950), la période américaine de Schönberg (postérieure à 1933) ou les pièces contenant des thèmes issus de chants folkloriques chez Bartók seront ignorées.
Pendant les quatorze années de direction du Domaine musical par Boulez, un très petit nombre de compositeurs furent fréquemment joués : Stockhausen, Boulez, Pousseur, Berio, Kagel et Boucourechliev ; d'autres furent présentés de temps en temps, parmi lesquels Maderna, Nono, Zimmermann, Xenakis, Michel Philippot ; un assez grand nombre de compositeurs furent joués occasionnellement : Michel Fano, Betsy Jolas, John Cage, György Ligeti, Michael Gielen, Sylvano Bussotti. Cette politique visait à faire en sorte que le public s'attache à un petit nombre de compositeurs que Boulez jugeait importants.
L'expression « forger l'histoire de son temps » qu'il répète sans cesse explique la radicalité de sa démarche, souvent décriée, mais il ne faut pas oublier que Boulez n'était pas un directeur comme les autres : il était un directeur-compositeur (et chef d'orchestre), qui, du fait de cette double casquette, ne pouvait dissocier sa fonction à la tête du Domaine musical de ses orientations esthétiques de compositeur. Mais il n'est pas étonnant que le quasi-monopole exercé par le Domaine musical sur la diffusion de la musique contemporaine ait suscité la colère et l'amertume d'autres compositeurs, qui avaient besoin d'une structure pour présenter leur production. Cependant, le Domaine n'étant pas un organisme public financé par l'État et dirigé par un administrateur dont le rôle aurait été de favoriser la diversité et de faire preuve d'une certaine neutralité à l'égard des différents courants esthétiques, mais l'initiative d'un seul homme,[...]
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Écrit par
- Juliette GARRIGUES : musicologue, analyste, cheffe de chœur diplômée du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, chargée de cours à Columbia University, New York (États-Unis)
Classification
Média
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