DELILLO DON (1936- )
Folies du langage
Jusqu'en 1978, l'œuvre de DeLillo retravaille un matériau livresque. De 1979 à 1982, l'écrivain séjourne en Grèce et voyage dans un Moyen-Orient rendu houleux par la révolution islamique en Iran. Dans Les Noms (1982), on voit se déployer à vol d'oiseau un vaste paysage multinational. Axton part comme « analyste de risques » dans un Moyen-Orient où chaque société américaine est une cible potentielle pour le terrorisme. Il espère aussi renouer avec sa femme, qui travaille sur un champ de fouilles dans une île grecque. Le chef de la mission archéologique, Owen Brademas, cherche pour sa part à détecter la logique cachée d'une série apparemment aléatoire d'attentats (ou de meurtres rituels ?) qui ont été commis dans diverses villes de la région : elle a à voir avec l'alphabet, dont le roman retrace depuis Sumer la lente gestation.
Dès le début, le langage aura été le sujet autant que l'instrument de Don DeLillo : le langage, l'emprise qu'il nous donne sur le chaos du monde, et la précarité de cette emprise. Ainsi, Owen Brademas a grandi dans un petit hameau perdu du Kansas où le pasteur méthodiste encourageait ses ouailles à laisser jaillir du tréfonds de leur cœur une « jaculation » pentecôtiste. L'enfant a vécu dans la hantise que de son moi enfoui surgisse un tourbillon de folle glossolalie qui l'emporte comme un cyclone des grandes plaines. Face à ce péril de l'oralité, il cherche un rempart : il passera sa vie adulte à déchiffrer des inscriptions gravées sur le roc ; c'est son talisman contre la terreur. Mais c'est dans toute son œuvre que DeLillo explore les deux limites entre lesquelles le langage oscille : babil de borborygmes primitifs ou quasi effacement de cryptogrammes à la lisière du silence.
« Art martial aboriginal », le langage est notre plus ancienne défense contre le chaos. Et le chaos n'est rien d'autre au fond que la mort qui filtre : il faut sans cesse endiguer sa déferlante. C'est le thème de Bruit de fond (1984) où, tandis que sur l'écran de la télévision passe et repasse au ralenti le film de telle ou telle catastrophe, un nuage toxique menace une petite ville : face à cette exposition au risque, à la dégradation entropique, l'universitaire Jack Gladney trouve un rempart dans la fascination hypnotique qu'exercent sur lui les discours du Führer et les hymnes du IIIe Reich.
Libra (1988) est le « grand roman américain » de DeLillo, celui vers lequel il n'a cessé de cheminer : la mort de Kennedy, a-t-il dit un jour, « m'a inventé ». Le livre fait alterner en montage rapide deux récits. Dans le premier, des anciens de la C.I.A., furieux d'avoir été « trahis » par le président lors de la tentative d'invasion de Cuba, imaginent un faux assassinat de Kennedy : ils disposent des indices pour créer une piste qui remonterait jusqu'à Fidel Castro ; pour aboutir, il leur faut un « tueur », dont ils dessinent en creux le portrait-robot. Le second retrace la biographie du jeune Lee Oswald, l'homme qui va venir occuper ce « creux ». Oswald est le type du solitaire marginal ; sa vie n'a été qu'un chaos de brouillons et d'esquisses. Depuis longtemps, lui, qui se voit comme un « zéro », fait une fixation sur le président Kennedy, ou du moins sur son aura médiatique. Lorsqu'il le voit dans le viseur télescopique de son arme, le chaos de sa vie se focalise – l'image, de floue, devient soudain claire. À l'instant où il tire, il sort de l'anonymat obscur pour entrer dans l'« image ». Pour DeLillo, Oswald n'est pas un psychotique marginal. Il est au contraire, poussé à la limite, le type même du « moi » américain. « La télévision est venue en Amérique à bord du Mayflower. » D'Emerson au Gatsby de Fitzgerald,[...]
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Écrit par
- Pierre-Yves PÉTILLON : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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