DON
L'apport de l'ethnographie
Mauss s'appuie donc sur quelques-uns des grands dossiers de l'ethnographie, qu'il reprend dans sa perspective. Le premier, celui du hau maori, lui permet de répondre à sa question de départ : « Quelle est la règle de droit qui [...] fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? » On peut, dans ce cas, trouver la raison de cette contrainte, ailleurs systématiquement occultée. Elle est présentée significativement sous une forme ésotérique par un « sage » maori. À la chose donnée serait attachée une essence spirituelle, le hau, émanation de la personne du donateur. Conserver le cadeau sans rendre une contrepartie exposerait le donataire à un danger mortel. Cette explication par la contrainte magique que Mauss impute à l'indigène « imprégné d'esprit théologique » est surtout caractéristique de l'animisme qui régnait alors en ethnologie. Elle a été récusée depuis lors sur la base d'un examen plus précis des faits. D'abord par R. Firth dans sa thèse sur l'économie maori : très prosaïquement, la non-restitution d'un présent est sanctionnée par la rupture d'une relation économiquement fructueuse, ou par la perte de prestige aux yeux du groupe. Marshall Sahlins, plus récemment (Stone Age Economics, 1972), a montré que Mauss avait commis un contresens sur le terme de hau, qui connoterait très largement la fertilité, soit, dans le procès d'échange, le bénéfice acquis, le profit.
Sans doute l'analyse de Mauss est-elle fautive, mais l'intuition qui l'inspire est juste : le donateur acquiert bien un pouvoir sur le donataire ; et celui-ci n'a, pour s'en libérer, d'autre choix que de rendre. Ni mystique ni économique, ce pouvoir est fondamentalement politique. L'examen du cas des Trobriand et de celui des Kwakiutl permet à Mauss de le mettre en lumière.
C'est dans le grand livre de Malinowski qu'il puise tous les éléments pour illustrer sa thèse du don comme fait social total : les grandes expéditions maritimes qui, de proche en proche, impliquent l'archipel tout entier ne semblent avoir d'autre but que ces cérémonies où des parures étaient unilatéralement offertes. Mauss a bien observé dans la kula un « commerce noble » qui engageait le statut des partenaires. Il ne lui a pas échappé que cette circulation des biens de prestige était doublée d'un réseau d'échanges plus utilitaire et réglé suivant d'autres procédures. Mais, en considérant les parures comme des « sortes de monnaies », Mauss a manqué la notion de « sphères d'échange » autonomes et relativement étanches, hiérarchisées entre elles et liées à la hiérarchie sociale, de sorte que les biens de luxe ne puissent circuler qu'entre partenaires de rang supérieur. C'est ainsi le rapport même entre sphères d'échange et stratification sociale, entre biens de luxe et pouvoir que Mauss ne parvient pas à élucider dans sa lecture de Malinowski.
Ces corrélations, cependant, il peut les établir à partir des matériaux de Boas. Chez les Kwakiutl, toute cérémonie domestique, tout rassemblement politique est l'occasion de festivités marquées par des distributions de biens. Ces potlatch sont proportionnels en grandeur et en splendeur au rang et au statut qui sont par là publiquement sanctionnés. Les cadeaux ont parfois une valeur utile (les couvertures, par exemple), mais ils sont prodigués en des quantités telles que celle-ci ne peut apparaître que symbolique. Les grandes accumulations de biens concernent, d'ailleurs, des produits de traite à caractère ornemental (phonographes à pavillon, machines à coudre, pendules) ou des sortes d'écus de cuivre qui symbolisent les fonctions de commandement.[...]
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Écrit par
- François POUILLON : maître assistant à l'École des hautes études en sciences sociales
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