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LESSING DORIS (1919-2013)

Archétypes et individus

Si l'on excepte les premières œuvres, qui prennent pour cadre et sujet l'Afrique – notamment Vaincue par la brousse, où est retracée la lente désagrégation d'une femme soumise à de trop fortes tensions –, les romans de Doris Lessing s'orientent les uns vers un réalisme méticuleux, les autres vers le fantastique et l'exploration de l'imaginaire. À l'étude des êtres au niveau quotidien succède l'analyse de la folie et de ses divagations, à la description d'une ville sous ses aspects les plus familiers, celle d'un décor hallucinant, la même ville transposée dans le monde du cauchemar après qu'un gigantesque cataclysme l'a anéantie.

Parfois, la même œuvre obéit aux deux inspirations : les thèmes de la névrose et de la folie sont déjà présents dans Le Carnet d'or, roman réaliste s'il en fut ; Les Enfants de la violence, qui débutent à la façon d'un document, s'achèvent sur une vision prophétique où le monde réel s'efface. La différence de ton entre les premiers romans et le dernier opus de cette série, dont la composition s'étale sur dix-sept ans, laisse du reste à penser qu'elle ne fut pas conçue comme un tout. L'ensemble constitue une vaste autobiographie psychologique dominée par le personnage d'une femme, Martha Quest, dont la quête se poursuit au fil des pages à travers les cinq livres.

Témoignage sur l'adolescence, sur les problèmes de race et de classe (l’évolution d'une femme est habilement mêlé à celui d'une colonie), réflexion sur la condition féminine, les trois premiers tomes des Enfants de la violence se lisent à divers niveaux, comme des tracts féministes, des pamphlets politiques ou un roman à épisodes. Par leur souci d'exactitude et de véracité, ils annoncent Le Carnet d'or et reflètent, eux aussi – même s'ils partent d'une expérience individuelle –, l'essentiel d'une époque : celle qui adora successivement Marx, Freud et Marcuse avant de passer de la lutte des classes à la guerre des sexes (cette guerre que mènent Martha et, dans Le Carnet d'or, Anna-Ella et Molly). C'est que les personnages de Doris Lessing sont exemplaires : « Vous pourriez leur donner des noms comme dans les moralités du Moyen Âge : M. Dogme et M. Je-suis-libre-parce-que-je-ne-suis-de-nulle-part, Mlle Où-sont-les-vrais-hommes et M. Où-sont-les-vraies-femmes, M. Je-fais-la-révolution-donc-je-suis... »

Archétypes en même temps qu'individus, ils ont pour fonction de relier le personnel au général. Ainsi Doris Lessing résout-elle un problème dont son passé politique la rend particulièrement consciente : comment concilier le refus d'une subjectivité trop étroite et sa nécessité au niveau de l'écriture. Il faut reconnaître, dit-elle, que « rien n'est personnel », dans la mesure où rien, ni émotion ni découverte, ne vous appartient en propre. Les thèmes et les héros qui figurent dans son œuvre sont donc représentatifs d'un moment de l'histoire. Personnage type : l'artiste, l'écrivain (Anna Wulf et Molly dans Le Carnet d'or) ; situation type : le blocage (celui d'Anna Wulf), qui provient d'une sorte de fragmentation de l'être, une fois l'espoir de l'engagement déçu, d'un sentiment d'impuissance à assumer la disparité entre la petitesse de l'individu et la gravité des problèmes dans le monde. Les dépressions d'Anna et de Saul – son alter ego américain – font écho à celles qui affectent deux civilisations ; la confession névrotique de l'écrivain est aussi la mise à jour de la névrose de l'Occident.

Cette désintégration de la société et de la conscience est reflétée par l'éclatement de la forme : « Le monde est un tel chaos que l'art[...]

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Doris Lessing - crédits : Daily Herald/ Mirrorpix/ Mirrorpix/ Getty Images

Doris Lessing

Autres références

  • LE CARNET D'OR, Doris Lessing - Fiche de lecture

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