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DOUBLE

La question de l'existence d'un double insaisissable, en tout point semblable à son modèle « vrai et vivant », se présente chaque fois que la conscience se voit surprise à manquer au contrôle sévère qu'elle doit exercer en permanence sur la faculté d'attention. C'est ainsi que les rêves ou les états extatiques semblent nous échapper pour se laisser diriger par un moi invisible, d'autant plus inquiétant qu'en s'esquivant il renforce en même temps un sentiment d'intimité qui l'accompagne. Dépourvu des qualités matérielles qui assurent de la tangibilité des choses sensibles, il agit comme un fil caché du destin qui présiderait à nos actes, ce qui le rendait immortel aux yeux des anciens Grecs. Ce ne serait alors qu'un souffle (psuchè) qui, au moment de la mort, se libérerait en une image (eídôlon) condamnée à planer au bord de l'Hadès.

Que la peur de la mort ait alimenté la croyance en un moi identique qui assurerait une vie personnelle dans le futur ou préserverait la pérennité de la jeunesse, c'est, comme l'analyse Otto Rank (Don Juan et le double), des civilisations les plus anciennes à la littérature moderne, ce qui ne manque pas de se transmettre (par exemple, chez Jean-Paul, Hoffmann, Stevenson, Musset, Wilde...). L'autre source d'Otto Rank, celle d'un moi opposé assimilé au diable, recèle plus de complexité. C'est un double en effet qui, chargé de tous les vices et turpitudes de son modèle, lui permet d'appréhender la réalité dans la répétition infinie d'une jouissance élevée dès lors au rang de concept. Dorian Gray évalue l'importance de ses vices à la métamorphose de son portrait et Don Juan, dans son triomphe, laisse le soin à Leporello d'en établir les comptes.

Du ravissement de son image Narcisse n'a pu se déprendre et la fascination s'avéra mortelle, entraînant avec elle la cohorte des illusions. Qu'est-ce, en effet, que ce double qui devance nos choix et poursuit nos déceptions sinon la projection de notre image narcissique, au travers de laquelle s'est élaborée notre perception du monde. Il reste bien de cette jubilation devant le miroir, dont parle Jacques Lacan, une sorte de « Je-idéal », jamais superposable, toujours fictif, qui, de sa révélation toute-puissante en une période de pré-maturation, marque à jamais l'être humain d'une référence amoureuse indélébile. Reconstituer l'image perdue, fêter des retrouvailles impossibles, telle est la tâche inlassable à laquelle chacun se voue à travers les mécanismes de projection et d'identification qui lui servent de pôle référentiel. Autant de traits narcissiques, autant de doubles que l'on croit saisir dans l'autre et que la fonction universelle du langage aura la charge d'estomper en affirmant l'autonomie du sujet en dépit de la fluidité de son image.

Le miroir n'est pas forcément maléfique, et l'hallucination spéculaire n'a pas non plus partie liée avec la fatalité du destin. L'au-delà de la fascination, c'est-à-dire le passage de l'identification primaire aux identifications secondaires, traduit bien, en effet, l'accession à un ordre de la communication dans la mesure où le sujet intègre simultanément les caractères de l'espèce. Or, cette assimilation homéomorphique, ainsi que le suggère Lacan, se trouverait, sans doute, à la source du sens de la beauté comme formative et comme érogène. Il s'agirait, dès lors, non seulement de l'inaltérabilité d'un double personnel qui pallierait nos multiples défaillances, mais encore de la constitution d'un héros mythique, modèle idéal de l'humanité, celui-là même qui, selon Freud, masque, dans les légendes, la petitesse et les vicissitudes d'une nation.

— Marie-Claude LAMBOTTE[...]

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