DOXA, sociologie
Le mot grec doxa (traduit en français par « opinion ») désigne chez Platon une forme dégradée de croyance qui s’oppose à la science (epistêmê) dont la philosophie est le modèle suprême. Chez Husserl, le terme a servi à caractériser une modalité préréflexive de rapport au monde fondée sur l’arrière-plan d’évidences du « monde de la vie » à la fois omniprésentes et inaperçues (jugements, évaluations et attentes implicites). Dans The Phenomenology of the Social World (1967), Alfred Schütz a proposé une réinterprétation sociologique de cette problématique permettant de décrire la part de « cela-va-de-soi » (taken for granted) propre à notre expérience sociale ordinaire, une part rarement remise en cause et explicitée, si ce n’est dans des situations de dépaysement ou de crise.
Pierre Bourdieu, notamment dans Méditations pascaliennes (1997), s’est efforcé de compléter cette approche phénoménologique par une autre ligne, d’inspiration durkheimienne. Le sens commun d’un agent est déterminé par l’intériorisation des oppositions objectives de la société sous la forme de systèmes de classement (haut-bas, public-privé, masculin-féminin, etc.). L’adhésion doxique au monde social est l’effet de la relation d’harmonie entre deux ordres de choses, les structures objectivées et les structures incorporées, les classes et les classements, les positions et les dispositions, les probabilités objectives et les attentes subjectives : elle se manifeste à travers un sentiment de familiarité où l’ordre des choses est indiscuté (selon l’image du poisson dans l’eau) et qui, par là, contribue à le reproduire. L’orthodoxie serait la stratégie de rétablissement d’un ordre qui semblait jusqu’alors ne pas faire problème : elle suppose la rupture, jusqu’alors inconcevable, de l’hétérodoxie. Le travail d’explicitation qui s’ensuit se reflète dans la production d’idéologies relativement structurées.
C’est dire que, à la différence de l’« opinion » platonicienne, la doxa n’est pas seulement réservée à des ignorants ou à des naïfs, qu’elle est même une dimension fondamentale de l’existence sociale. Ainsi, des univers savants possèdent également une forme spécifique de doxa que partagent ceux qui leur appartiennent. Ils impliquent une croyance dans la valeur de l’activité et des enjeux qui les caractérisent. L’analyse de la doxa a quelque chose de commun avec le travail du psychanalyste : il s’agit ici aussi de produire un effet de dépaysement sur des choses familières, d’identifier des résistances et, par là, de donner les moyens de les surmonter.
Si le mot « doxa » fait désormais partie du vocabulaire ordinaire utilisé jusque dans les médias, c’est surtout parce qu’il trouve à s’inscrire naturellement dans la logique des débats idéologiques et politiques. Mais le prix de cette consécration est un affadissement de la notion qui prend une signification statistique (forte diffusion) et polémique (miroir aux alouettes) plus que structurale : la doxa serait essentiellement ce qui se dit dans l’espace public, se répète, s’inscrit dans les cerveaux. Si les journalistes s’empressent de repérer et de dénoncer le « prêt-à-penser », c’est sans doute parce que cet acte de lucidité apparente les dispense de tout engagement sur le fond des opinions exprimées et permet d’attester de la grande expérience qu’ils ont des idées marquant « l’air du temps ».
Pour analyser la doxa, il ne suffit pas d’étiqueter des lieux communs. Encore faut-il en déterminer une série de conditions de possibilité : les groupes sociaux qui en sont les porteurs et les diffuseurs, les intérêts qui sont en jeu, les modes de classement et de raisonnement qui favorisent l’adhésion doxique, les institutions qui procurent un effet de légitimité. Une telle démarche permet de montrer que toutes[...]
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Écrit par
- Louis PINTO : directeur de recherche émérite au C.N.R.S.
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