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DRAME Drame moderne

Deuxième paradoxe : le personnage divisé

Pirandello - crédits : Henry Guttmann/ Hulton Archive/ Getty Images

Pirandello

Des pièces de Pirandello, ce sont plutôt les personnages que l'auteur qui font figure de rénovateurs – évidemment « improvisés » – du théâtre de l'entre-deux-guerres. Dans Ce soir on improvise aussi bien que dans Six Personnages en quête d'auteur, on a l'impression que Pirandello est complètement solidaire du « chef de troupe » – ou du « directeur » – et des acteurs pour préserver, contre vents et marées, l'apparat et la solennité de la scène. Mais voici que, presque à l'insu du dramaturge, la représentation se dédouble : à l'hyperthéâtralité de la brillante troupe – qui comporte son « premier grand rôle » et son « ingénue », sa « duègne » et son « jeune premier » – s'oppose soudain, de la manière la plus antinomique, l'antithéâtralité des pauvres rôles que le metteur en scène est en mesure de distribuer aux acteurs (Ce soir on improvise) ou de la petite constellation de personnages « réels » qui s'insinuent dans une répétition (Six Personnages). Ces rôles, ces personnages, les gens de l'art s'avouent dans l'incapacité de les faire accéder à une théâtralité décente : ils restent insoumis, réfractaires. Paradoxe d'un théâtre « squattérisé » qui fonctionne désormais à rebours de son mouvement naturel, et dont la métaphore serait celle d'un souffleur qui, au lieu de servir d'aide-mémoire aux acteurs, se trouverait contraint de prendre une sténotypie des paroles de ces intrus que sont les personnages pirandelliens : « Vous suivez les scènes, à mesure qu'on les jouera, recommande le directeur au souffleur des Six Personnages, et vous tâchez de fixer les répliques, au moins les plus importantes. »

Chez Pirandello, le drame n'est plus concomitant à la représentation, il en est décollé, il lui reste irrémédiablement antérieur, quelque effort que puissent accomplir les acteurs pour coïncider avec les pâles individus qu'on leur propose en guise de personnages. « Nous sommes en présence, note Bernard Dort, d'un théâtre à la seconde puissance. » Entre l'excès de l'appareil théâtral et l'indigence notoire des personnages, Pirandello, en fait, ne choisit pas : il ne se préoccupe pas de réduire cette dichotomie, il l'exaspère plutôt.

Le théâtre détient le pouvoir de mettre en forme l'existence, et ce faisant de la simplifier ; quant à la vie réelle, elle échoue toujours dans ses tentatives pour accéder à une forme simple et intelligible. Entre le théâtre et la vie, le fossé ne cesse de se creuser : profondeur en trompe l'œil d'un simulacre, d'un « mentir vrai », comme eût dit Aragon. De ce simulacre, Pirandello fait précisément l'objet principal de ses pièces, qui ne sont plus alors que le retour, à la fois cérémonieux et humoristique, du théâtre sur ces drames sauvages et inaperçus qui se déroulent quotidiennement dans l'existence ordinaire. Drame sur un autre drame, « métadrame » : « Qu'est-ce donc que ce jeu, cette simulation, ce simulacre, que couramment on appelle le théâtre ? », interroge le metteur en scène de Ce soir on improvise. « Eh bien nous allons essayer ce soir de le regarder fonctionner à l'état pur. »

À la faveur de cette mise en regard du théâtre et de l'existence, de cette confrontation à la fois pathétique et cocasse de leur anachronisme réciproque, le dramaturge sicilien instaure un théâtre de la bâtardise, de la traîtrise préméditée aussi bien à l'égard de la réalité qu'à l'égard de la scène. L'ambivalence de ce théâtre nous révèle la complexité et l'opacité du monde dans lequel nous vivons. L'usage que l'on peut faire du drame pirandellien n'en est pas moins ambigu, dans la mesure où il peut se solder par un vulgaire théâtre au « second degré[...]

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