DRAME Drame moderne
Troisième paradoxe : la rhapsodie
Ce travail de déconstruction des structures fondamentales de la pièce de théâtre – fable, conflit, personnage, dialogue – qui semble caractériser notre modernité, s'inscrit-il dans une dialectique optimiste de la reconstruction du drame ? Rien n'est moins sûr. Pourtant, le théâtre de la première moitié du siècle a connu, avec Brecht et Claudel, deux immenses bâtisseurs. Le marxiste et le chrétien, si l'on veut, mais peut-être aussi le saint Julien l'Hospitalier qu'était Brecht, diffusant sans relâche ses pièces et ses théories à travers le monde, confronté à l'espèce de Facteur Cheval, à l'immense singulier de l'art, à qui peut faire penser Claudel. Par-delà les divergences idéologiques et thématiques, Claudel et Brecht ont à l'évidence un projet dramaturgique commun : ouvrir – le premier au Cosmos, le second à l'Histoire – le drame moderne, lui donner les dimensions d'un Théâtre du monde ; renouer – et, si possible, rivaliser – avec les grandes formes de théâtre populaire qui ont précédé l'avènement du théâtre bourgeois : la tragédie antique, le théâtre du Moyen Âge, celui du Siècle d'or espagnol et des élisabéthains. « La scène de ce drame, nous apprend une indication scénique du Soulier de satin, est le monde [...]. L'auteur s'est permis de comprimer les pays et les époques, de même qu'à la distance voulue plusieurs lignes de montagnes séparées ne font qu'un seul horizon. » Et Brecht de répondre, par l'entremise du « directeur du théâtre » de Têtes rondes et têtes pointues : « Cher public, notre pièce commence. /Celui qui l'a écrite a beaucoup voyagé / (Ce ne fut d'ailleurs pas toujours de son plein gré)/ Dans cette pièce, il vous montre ce qu'il a vu [...]. Et maintenant, décors et praticables !/Envoyez la parabole/Envoyez le monde ! ».
Il n'est pas jusqu'à cette prédilection pour la forme de la parabole, façon métaphorique et « naïve » de raconter les complexités du monde (spirituel ou historique, selon qu'il s'agit de Claudel ou de Brecht), qui ne soit partagée par les frères ennemis, le « jésuite » et le « luthérien » converti... au marxisme. Certes, Brecht développe, dans sa Vie de Galilée, une grande parabole sur la difficulté de dire la vérité dans le monde moderne, mais Claudel l'a précédé dans cette voie, qui laisse clairement transparaître, dans son Livre de Christophe Colomb, sous la légende du découvreur du Nouveau Monde, la relation problématique de l'homme du xxe siècle à l'« Autre Monde », à l'univers spirituel. Mais, plus encore que dans l'acceptation commune d'une transcendance, chrétienne ou marxiste, c'est dans le domaine de la technique théâtrale, dans la recherche et l'expérimentation constantes de procédures épiques d'écriture et de représentation, que s'exprime le mieux la rencontre du projet brechtien et du projet claudélien : avantage donné à la narration sur l'action, au montage sur le développement organique, au procès – ou au processus – sur le déroulement linéaire (Le Livre est délibérément organisé comme le procès en béatification de Colomb), au tableau autonome sur les scènes interdépendantes ; au dialogue de l'homme avec le monde et la société sur le dialogue entre individus ; au personnage démultiplié par ses contradictions sur le caractère unifié (si le Galy Gay d'Homme pour homme, qui se métamorphose, selon les besoins immédiats de la société dans laquelle il vit, en un quelconque Jeraiah Jip, paraît insurpassable dans l'instabilité et la plasticité, le Christophe Colomb de Claudel n'en est pas moins explicitement divisé en deux figures distinctes, la temporelle et l'éternelle) ; enfin à des procédés[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre SARRAZAC : professeur des Universités à l'université de Paris-III
Classification
Médias
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