DRAME Les écritures contemporaines
Pour en finir avec le jugement de Brecht ?
On peut se demander si l'immense succès du Berliner Ensemble n'a pas contribué à stériliser les écritures dramatiques dans les années 1950 et 1960. Du moins dans le camp de ceux qui se voulaient, dans un sens large, des réalistes (Adamov faisant exception, puisqu'il se situe justement dans un entre-deux de l'avant-garde des années 1950 et du brechtisme). En tout cas, à son retour en Europe, c'est l'exemple du metteur en scène Brecht qui fait école et non celui de l'auteur – il est vrai de moins en moins productif à cette époque.
La relève s'opère en Allemagne, au début des années 1970, avec Rainer Werner Fassbinder, Franz Xaver Kroetz, et Peter Handke, puis en France, avec Michel Deutsch, Jean-Paul Wenzel et, un peu plus tard, Daniel Besnehard. Cette relève, nommée en France « théâtre du quotidien », se veut largement antibrechtienne. Les modèles invoqués sont Marie-Louise Fleisser et Ödön von Horvath, c'est-à-dire un théâtre qui opère une plongée au plus obscur des communautés humaines les plus populaires et/ou les plus marginales. Un théâtre, empreint de psychanalyse tout autant que de marxisme, qui, sans négliger la lutte des classes et l'oppression économique et morale que fait subir le capital aux travailleurs, centre son intérêt sur la violence qui s'exerce au sein même du peuple, en particulier dans les phénomènes de bouc émissaire.
Au moment même où les luttes sociales se sectorisent et se déroulent sur des fronts extrêmement divers – féminisme, homosexualité, prisons, etc. – Kroetz et Fassbinder vont chercher leurs sujets dans la rubrique des faits divers. Des pièces aussi différentes que Haute Autriche (1971), Travail à domicile (1969) de Kroetz, Le Bouc (1968), Les Larmes amères de Petra von Kant (1972) de Fassbinder, Scènes de chasse en Bavière (1966) de Martin Sperr ont ceci en commun qu'elles opèrent une véritable vivisection de l'existence privée de ceux que Kroetz appelle les « sous-privilégiés ». Parce qu'elle renoue avec l'analyse au scalpel d'un milieu – celui de la vie rurale, celui des petits employés citadins, celui de l'homosexualité féminine –, cette dramaturgie a quelquefois été taxée de néo-naturalisme. En fait, le souci de distanciation reste tel dans ce théâtre (qui, malgré son refus épidermique du brechtisme, ne cesse de faire ressortir l'insolite, le scandaleux sous la routine du quotidien) qu'on serait mieux fondé à parler d'un théâtre épique de l'intime, du privé, voire de la psyché. Des scènes ultrabrèves, un extrême laconisme stigmatisant un empêchement de parler, la brutalité quasi animale de certains comportements, sexuels en particulier, forment la rhétorique d'un théâtre qui va faire souche en France, notamment à travers L'Entraînement du champion avant la course (1975), La Bonne vie, de Deutsch et le fameux Loin D'Hagondange de Wenzel (1975). Cette dramaturgie fonde sa critique de la société sur une théâtralité de type minimaliste conjuguée avec un réalisme âpre et provocant.
D'une certaine manière, la dramaturgie de Michel Vinaver – sa première pièce, Les Coréens, remonte à 1956 –, qui met en scène le « tout venant de l'existence », la « vie la plus banale et la plus ordinaire », participe de ce choix du quotidien et de ce minimalisme. Mais elle le fait avec une singularité extrême : à partir du langage ambiant, d'une pléthore de paroles que, par le jeu du montage, elle convertit en rareté. Sous les mots a priori insignifiants d'une famille confrontée au chômage, d'une grande entreprise considérée dans sa globalité, d'une mère face à son fils drogué, ou d'une cellule de travail formée par un service après-vente, les pièces de Vinaver débusquent non seulement les rapports de pouvoir, d'autorité, d'exploitation,[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre SARRAZAC : professeur des Universités à l'université de Paris-III
Classification
Médias
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