DRAME Les écritures contemporaines
Déconstruction/Reconstruction
S'il est un écrivain de théâtre qui, tout au long de sa carrière, fut préoccupé par le libre jeu, au sein de chaque œuvre, du lyrique et de l'épique avec le dramatique et par cette perspective d'assemblage, de métissage que l'on peut nommer la tendance rhapsodique du théâtre moderne, c'est bien Heiner Müller. Plus que tout autre, cet héritier direct de Brecht entretient avec son aîné un rapport qui est à la fois d'envoûtement et de répulsion. Au lieu de s'éloigner du corpus brechtien, il le travaille rageusement, il opère sur cette dramaturgie – en particulier sur les pièces didactiques – des greffes et des croisements impossibles : Kafka, les tragiques grecs, toutes sortes d'écritures – de Shakespeare à Choderlos de Laclos – et toutes sortes de formes littéraires composent, avec ce qu'il subsiste encore de dialogue, le texte le plus hybride qu'on puisse imaginer. Avec une fureur nécrophage, Müller achève, sur le cadavre de Brecht, l'entreprise de dépeçage, plus encore que de déconstruction, qui caractérise le drame contemporain. Il vise Médée, il vise Héraclès, Prométhée, Hamlet ; mais c'est, comme l'a bien montré Jean-Pierre Morel, afin de mieux dessiner les figures contemporaines de la tragédie du communisme.
Contrairement à l'usage qui en est fait quelquefois, l'œuvre de Müller n'a rien d'un puzzle postmoderne de citations ni d'un « zapping » des formes. Rien de commun donc avec ce traitement kitch de la modernité qui fait qu'un Botho Strauss, par exemple, peut mettre sur le même pied, dans Le Temps et la Chambre, des pastiches de Pirandello (ou du pirandellisme), de la tragédie grecque et de Courteline. La dramaturgie au couteau de Müller correspond à un moment de la crise du drame où il est devenu impensable d'opposer, sur le mode binaire encore pratiqué par Brecht, le « montage » et l'« organique », mais où il devient nécessaire de pratiquer le montage dans l'organique... On assiste alors à quelque chose comme l'irruption de Kafka chez Brecht, comme la production de figures non viables, comme un devenir monstrueux de l'écriture. Dans une certaine mesure, les textes du Français Didier-Georges Gabily, tels Gibiers du temps (1994-1995) ou Chimère et autres bestioles, s'inscrivent dans cette perspective müllerienne d'un travail chirurgical sur les mythes – Thésée ou Don Juan –, sur le tragique, sur la choralité. Et cela à l'heure prétendue à la fin de l'histoire et des grands systèmes d'interprétation du monde.
Pour Gabily comme pour d'autres auteurs d'aujourd'hui, la décision originelle, c'est, comme l'a écrit Daniel Lemahieu, de « ne pas écrire dramatique ». Il s'agit de se défaire de l'a priori du dramatique – avec son cortège de dialogues trop ordonnés, de personnages trop individualisés, d'instants présents courant vers la catastrophe et vers l'apaisement final. En fait, la problématique de ces écrivains se situe à l'intérieur de cette contradiction dynamique : finir d'extirper définitivement de l'écriture théâtrale la forme dramatique canonique, fermée sur elle-même, tout en réinventant un nouvel usage, microstructurel, de cette dimension du dramatique, de l'interpersonnel, de la relation avec l'autre, qui est la spécificité du théâtre. « Dans mes derniers travaux [...] je me crois capable, confiait Handke à Herbert Gamper, d'unir dans ce que j'écris la trame du poème ou la possibilité du poème, l'élément lyrique, et aussi l'élément dramatique. » Dans cette voie, l'étape des « pièces parlées » du même Handke a été décisive : les acteurs d'Outrage au public (1966) s'employaient à décevoir toutes les[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre SARRAZAC : professeur des Universités à l'université de Paris-III
Classification
Médias
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