DROGUE
La France entre toxicomanie et dopage
C'est la question des limites à la propriété de son propre corps qui, au-delà des risques sanitaires, est posée par la drogue. En France, c'est effectivement en termes de transgression et non de risques que la lutte contre la drogue s'organise.
Abstinence-désintoxication-éradication
Trois éléments se sont cumulés pour forger la politique française de lutte contre les drogues : la culture politique républicaine qui imprègne l'action publique, les conceptions du soin par le corps professionnel qui a obtenu le monopole de gestion de ces questions, enfin l'absence de politique de santé publique.
La définition politique de la drogue est liée à la façon dont la culture politique républicaine conçoit la citoyenneté. Ce style politique est lié à une vision générale des rapports État-société qui conduit à employer la loi moins pour réguler des pratiques diversifiées que pour fixer des interdits et des normes : c'est le cas de la loi du 31 décembre 1970 qui étend à l'usage privé l'interdit pénal limité depuis la loi du 2 juillet 1916 à l'usage public. Cette politique se caractérise par un « triangle d'or » : l'abstinence comme idéal normatif ; la désintoxication comme stratégie ; l'éradication des drogues de la société comme horizon politique. En France, la drogue concerne d'abord le statut de citoyen. Le législateur a considéré que la société doit imposer des limites à l'utilisation que chacun peut faire de son propre corps en contrepartie du droit à la santé et aux soins instaurés par la Sécurité sociale. Or il n'est guère habituel de trouver dans la loi pénale le moyen essentiel de promouvoir une politique de santé publique. Les parlementaires sont d'ailleurs conscients du caractère exceptionnel de cette loi du point de vue des libertés individuelles. Définissant le drogué à la fois comme prisonnier de sa liberté – malgré les avis pourtant fort nuancés des psychiatres et des policiers auditionnés comme experts –, et comme danger pour l'ordre public, la loi situe ainsi la drogue dans un rapport de tension entre trouble mental et délinquance. L'injonction thérapeutique, qui permet au drogué d'échapper aux foudres du pénal grâce à la prise en charge thérapeutique, opère un compromis entre les deux aspects du problème. Par conséquent, la loi de 1970 est une loi typiquement républicaine : le drogué est celui auquel on doit rappeler qu'il vit en société avant de l'empêcher de s'autodétruire.
Le style politique français traite une question collective comme un ensemble de cas individuels, instaurant une confusion entre registre clinique et politique. Indécise, la loi flotte entre légalité républicaine – trouble à l'ordre public – et norme clinique – trouble du rapport à soi. Cette conception conduit à lutter contre la drogue à partir de la justice et de la psychopathologie, comme s'il n'existait aucune autre médiation entre le sujet et la loi. Or les régulations institutionnelles ont une efficacité limitée ; de plus, il existe d'autres formes de régulation – autocontrôles, pressions sociales .
Dans le prolongement de la loi de 1970 et de l'injonction thérapeutique est créé le secteur spécialisé qui obtient le monopole du soin des drogués. Les travailleurs sociaux et les psychiatres qui en ont la charge se réfèrent à un double modèle : celui de l'antipsychiatrie, qui permet une relation d'empathie, allant parfois jusqu'au fusionnel, avec leurs clientèles, et celui de la psychanalyse, qui implique que le patient se présente avec une demande libre – d'où leur hostilité à l'injonction thérapeutique. Ce double modèle constitue le soubassement de prises en charge thérapeutiques visant moins à pratiquer des psychanalyses de toxicomanes,[...]
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Écrit par
- Alain EHRENBERG : directeur du Groupement de recherche psychotropes, politique, société du C.N.R.S. et du Centre de recherches psychotropes, santé mentale, société, unité C.N.R.S., université de Paris-V
- Olivier JUILLIARD : écrivain
- Alain LABROUSSE : retraité de l'Éducation nationale, expert dans le domaine de la géopolitique des drogues
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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