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ELLINGTON DUKE (1899-1974)

Ellington politique

Aventure collective, la musique de Duke Ellington ? Sans doute. Mais cela ne signifie pas que le maître d'œuvre, avide, selon ses propres termes, de « transformer les souvenirs en sons », n'apporte pas, n'impose pas sa propre expérience, sa propre vision du monde. Seulement, cette expérience, cette mémoire, ces images sont celles d'un enfant du ghetto dont l'identité personnelle se trouve sans cesse diluée dans une singularité collective par la discrimination raciale et le regard raciste. Elles répètent celles de la communauté noire qui se reconnaît spontanément en elles. On ne fait pas cavalier seul lorsqu'on appartient à une minorité opprimée. Ainsi le style jungle est-il une illustration musicale transparente d'un moment précis de la lutte idéologique des Noirs : le « nationalisme séparatiste » de Marcus Garvey et la tentation d'un « retour en Afrique ». Jamais Ellington ne cessera de revendiquer dans sa musique ses racines. C'est pourquoi ses prises de position réactionnaires, lors de la guerre du Vietnam notamment, n'ont pas empêché un free-jazzman marxiste comme Archie Shepp de lui écrire : « Votre musique dit parfaitement la vision morale, le courage et l'implacable puissance de ressaisissement qui ont caractérisé la lutte du peuple noir pour la justice dans cette société. »

Ellington fut le premier jazzman à franchir le seuil de la Maison-Blanche comme invité personnel du président des États-Unis, et à recevoir, en France, la Légion d'honneur. Il faut pourtant se garder de faire de lui, représentant fêté d'une musique vouée à l'humiliation, la créature, l'alibi ou l'otage de l'establishment. L'homme, complexe, n'était pas dupe de la comédie qu'il jouait dès qu'il n'était plus en scène. Les desseins réducteurs hésitent devant la personne comme ils échouent devant l'œuvre. Ce qui compte, c'est que celle-ci – au regard de l'éthique comme de l'esthétique – continue à offrir l'exemple d'une ardente revendication et d'une haute exigence.

Oubliée l'anecdote mondaine, Ellington n'a jamais voulu être le gardien d'une orthodoxie, pas même celle d'un « ellingtonisme » qui lui avait apporté gloire et fortune, et sur lequel il aurait pu se reposer. Inlassablement, insouciant des balises et des garde-fous, il a joué sa musique, comme on dit « jouer sa vie ».

— Alain GERBER

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Écrit par

  • : docteur en psychologie, membre du Collège de pataphysique et de l'Académie du jazz, romancier

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Duke Ellington - crédits : MPI/ Archive Photos/ Getty Images

Duke Ellington

Duke Ellington et Dizzy Gillespie - crédits : Gjon Mili/ The LIFE Picture Collection/ Getty Images

Duke Ellington et Dizzy Gillespie

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