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ÉCHANGE

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Théories de l'échange

Aristote

On attribue généralement à Aristote la découverte de la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange, la première s'appliquant aux biens destinés à la consommation du producteur, la seconde aux biens destinés à l'échange. D'où deux manières d'acquérir, « l'une par les travaux et l'économie rustiques, l'autre par le commerce ; la première est indispensable et mérite des éloges, la deuxième par contre [...] ne tient rien de la nature, mais tout de la convention. » Aristote distingue également, dans l'usage de la monnaie celui par lequel elle ne joue qu'un rôle d'intermédiaire dans l'échange et celui qui conduit au profit pécuniaire qu'il fustige sous le nom de chrématistique. Ce faisant, Aristote pressentait l'existence de deux formes d'organisation sociale, dont il constatait à la fois la coexistence et l'incompatibilité.

À l'inverse, les économistes classiques, et en particulier Adam Smith (1776), considèrent que l'échange est un instinct chez l'homme et le moyen par lequel la diversité de ses besoins se trouve satisfaite. L'échange, phénomène universel, se manifeste à différents degrés dans toutes les sociétés, mais prend sa forme la plus achevée dans l'économie de marché par le dégagement de la valeur que permet le fonctionnement sans entrave de la loi de l'offre et de la demande. La théorie des échanges chez les économistes classiques est donc étroitement associée à la théorie de la valeur.

Marx

Cette association se retrouve chez Marx, mais ce dernier y introduit la dimension historique et sociale. Il dénonce chez les classiques le « fétichisme de la marchandise », qui dissimule derrière l'apparence d'un rapport des choses entre elles la réalités des rapports sociaux qu'impliquent la production et les échanges dans la société capitaliste. Il constate que l'échange n'est pas universel, qu'il « commence là où les communautés finissent, à leur point de contact avec des communautés étrangères [...]. Dès que les choses sont une fois devenues des marchandises dans la vie commune avec l'étranger, elles le deviennent et par contrecoup dans la vie intérieure. » « Le développement historique de l'échange imprime de plus en plus aux produits du travail le caractère de marchandise, et se développe en même temps l'opposition que recèle leur nature, celle de valeur d'usage et de valeur [d'échange]. » De même s'accomplit la transformation de la marchandise en monnaie par la comparaison des articles à une autre marchandise, « qui se pose comme équivalent général et qui de ce fait s'exclut comme marchandise pour devenir argent ». Marx distingue deux formes principales de l'échange monétaire : la forme marchandise-argent-marchandise, dans laquelle l'argent sert d'intermédiaire à l'échange de marchandises afin de satisfaire un besoin ; la forme argent-marchandise-argent, dans laquelle la marchandise n'intervient que comme moyen de réaliser un profit. « Par l'échange, les hommes se rapportent les uns aux autres comme propriétaires privés de choses aliénables. » Ils se reconnaissent aussi comme individus libres, débarrassés des liens de dépendance qu'impose la communauté primitive ou les formations sociales qui en découlent.

Les sociologues

Cet aspect social de l'échange est exploité, après Marx, par plusieurs sociologues. Ainsi F.  Tönnies (1887) distingue deux catégories fondamentales de la « sociologie pure » : la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft). La première est fondée sur la parenté, le voisinage, l'amitié. La seconde est caractérisée par l'« acte sociétaire type », l'échange, au travers duquel tous les individus se posent comme étrangers les uns aux autres. Cette distinction sera reprise par Max Weber (1921) ; elle est à rapprocher de celle qui a été proposée antérieurement par Sumner Maine (1861), entre les sociétés fondées sur le statut établi par la naissance ou l'appartenance à un groupe de parenté ou d'adoption et les sociétés fondées sur le contrat, c'est-à-dire sur les droits et devoirs des individus dérivant d'accords bilatéraux. Lewis Morgan (1877) fait une distinction voisine entre la societas, où dominent les rapports de personnes, et la civitas, fondée sur l'appartenance territoriale et la propriété.

Karl Bücher (1896), se fondant également sur le critère historique de l'apparition et du développement des échanges, définit trois stades de l'évolution économique : le stade de l'économie domestique fermée (geschlossene Hauswirtschaft), sans échange, où tous les biens sont consommés par la cellule de production elle-même ; le stade de l'économie urbanisée (Stadtwirtschaft), où les biens passent directement de l'unité qui les produit à celle qui les consomme ; le stade de l'économie nationale, enfin, dans laquelle des intermédiaires s'interposent dans les circuits de production ou entre les producteurs et les consommateurs. Au premier stade, les biens n'ont qu'une valeur d'échange ; au deuxième, quelques-uns l'acquièrent ; au troisième, ils l'ont tous.

Les ethnologues

L'ethnologie a apporté plus récemment une importante contribution à la théorie de l'échange par la description et l'interprétation des phénomènes de circulation des biens dans les sociétés primitives. Les premiers travaux et observations qui ont fourni matière en ce domaine sont surtout ceux de Boas sur le potlatch (1897), de Malinowski sur le kula (1922) et de Firth sur l'économie des Maori (1939). Les phénomènes observés dans ces sociétés ont donné lieu à plusieurs interprétations, dont celle de Mauss (1924), qui reconnaît dans les transferts de biens l'importance décisive du rang et du statut, mais qui croit déceler dans le don une forme archaïque et rituelle du marché.

L'école des économistes, dont Herskovits (1952) est le chef de file et à laquelle s'est rallié Firth, adopte la thèse des classiques, qui ne voient dans les phénomènes économiques que des différences de degré et non de nature. L'échange, dans ces conditions, se pratique dans les sociétés d'autosubsistance, et c'est en ces termes qu'il convient d'interpréter, par exemple, les rapports matrimoniaux (Gray, 1960).

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L'école historico-sociologique adopte une perspective moins formelle. Karl Polanyi et ses associés, dans leur réévaluation de l'anthropologie économique (1957), s'efforcent de montrer le caractère qualitativement différent des phénomènes observés dans l'économie traditionnelle (pre-market economy) et dans l'économie de marché, l'échange étant la condition du passage de l'une à l'autre. En s'appuyant sur l'examen de sociétés primitives et antiques, cette école s'est efforcée de dégager quelques concepts importants de la théorie des échanges. À partir d'une nouvelle interprétation des écrits d'Aristote sur l'économie, et utilisant les matériaux de l'histoire et de l'ethnologie, Polanyi dresse le schéma de trois séquences de circulation des biens : la séquence de réciprocité entre partenaires définis (AB/BA ou AB/BC/CA) ; la séquence redistributive, qui implique un premier mouvement entre un individu exerçant une autorité centrale et rassemblant les prestations de ses dépendants (BA/CA/DA/EA/FA), suivie d'une phase redistributive (A/BCDEF). Enfin, la séquence du marché, dans laquelle tous les individus peuvent assumer indifféremment et successivement les fonctions de demandeur et de vendeur (A/BCDEF ; B/ACDEF ; C/ABDEF ; etc.). Les deux premiers schémas correspondraient aux sociétés statutaires, le troisième à l'économie de marché. Les thèses de Polanyi ont inspiré les travaux d'anthropologues sociaux, comme P. Bohannan (1968), et d'économistes, comme G. Dalton (1962).

Ainsi, les recherches contemporaines confirment le caractère social de l'échange et sa relativité culturelle. Cette approche contribue à rendre compte de la spécificité de chaque société et de la nature des relations qui se nouent entre elles. Elle rend compte également des résistances qu'offrent les sociétés les moins développées à l'introduction de l'économie moderne. Surtout, elle réfute la thèse classique de l'échange conçu comme un phénomène naturel qui livrerait les hommes aux lois qui gouvernent les choses.

— Claude MEILLASSOUX

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