ÉCHEC
La notion d'échec s'entoure d'un halo douloureux. Chacun y investit le cerne de ses propres ecchymoses intérieures, chacun s'y sent subtilement concerné. C'est dire que, d'emblée, l'échec diffère de l'insuccès qui, comme le notait Pierre Janet, ne désigne que le fait extérieur réduit à ses lignes objectives. L'insuccès peut être mince et l'échec douloureusement ressenti. C'est que l'échec s'inscrit dans la perspective vitale d'un sujet ou d'un groupe ; il est l'échec de quelque chose ou de quelqu'un, l'avortement d'un projet, une petite mort quotidienne qui s'insinue dans le vécu. Pour Janet, l'insuccès ne nous serait même pas connu si nous n'objectivions pas là les conditions plus ou moins organisées de l'échec. On pourrait objecter que l'insuccès révèle l'échec du sujet : on ne saurait s'élever au-dessus de cette zone d'implications réciproques où le sujet, face au monde, lit dans l'événement le signe de ses intentionnalités profondes, conscientes ou non. La manie du succès à tout prix, comme le suggère Jean Lacroix, ne fait que masquer le sentiment de l'échec. Bien souvent, pourrait-on ajouter, l'édification laborieuse du personnage masque l'échec de la personne. Tout notre projet est vidé à la base par la prétention au succès de surface, qui méconnaît à la fois le sens véritable de l'intention vitale et sa fragilité essentielle.
Il ne suffit pas de dire que nous avons des intentions, car toutes nos intentions impliquent et signifient que nous sommes « intention », et par là même impliqués dans le projet d'un monde dont nous savons les retombées. Les « conduites d'échec », que cerne la psychopathologie, réduiraient les choses à une analyse dérisoire, si la phénoménologie même de l'échec n'ancrait son intention profonde – et double, et déchirée – dans l'être même du monde qui la porte et tente de l'acculer à son propre dépassement.
Les conduites d'échec
Dans sa Psychopathologie de l'échec, René Laforgue tente de cerner les aspects cliniques du syndrome d'échec. Par là même, il se situe dans la ligne d'un des ouvrages les plus lus de Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, qui souligne l'intention sous-jacente aux ratés courants de la vie. L' acte « manqué » est une explicitation réussie qui se fait malgré nous. Accompagné ou non d'angoisse, il se situe dans la ligne d'un refus face à un projet inassumé. Il y a, pour Freud, dans la superstition même, une preuve de « l'existence d'une connaissance inconsciente et refoulée de la motivation des actes manqués et accidentels ».
La psychopathologie de l'échec s'inscrit, plus largement, dans un refus du sens de notre relation au milieu. Comme le dit Laforgue, la conduite d'échec montre, dans les cas graves, un individu qui ne parvient pas à s'intégrer avec sa personnalité dans le cadre de l'activité collective de son milieu. Les cas cliniques sont nombreux. Ils témoignent d'une volonté obstinée du sujet de détruire son propre projet, voire de se détruire. Tel jeune homme prépare un examen : il accumule les matériaux, livres, documents, pendant des semaines, mais ne parvient jamais à lire ou à écrire effectivement une ligne. Tel autre, cité par Laforgue, sabote inconsciemment tout l'équilibre de sa vie professionnelle et conjugale après une réussite matérielle. Tel autre encore vise haut dans son choix conjugal, s'en glorifie, accumule ensuite jusqu'au divorce les conduites d'échec pour se jouer avec des partenaires dérisoires la comédie de l'amour perdu. Ses catégories, au niveau de l'idéal du moi, s'effritent face aux possibilités réelles pour se porter[...]
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Écrit par
- Eliane AMADO LEVY-VALENSI : agrégée de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l'université de Bar Ilan
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