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ÉCHEC

Pièges des succès sécurisants

On peut comprendre alors toutes les dimensions individuelles et sociales de l'échec, et de la peur de l'échec, et toutes les caricatures du succès qui tentent d'en masquer les profondeurs. La vocation de l'homme se réalise dans le changement, dans la créativité sans cesse mise en péril, dans l'effort qui fragilise à tout moment le sujet lui-même. Et l'homme cherche la stabilité, la sécurité. Il cherche à croire en lui-même et à devenir pour l'autre une « idole », alors qu'il ne peut être que le relais d'un sens. Les plus subtils de ses échecs s'inscrivent dans ses succès. L'idée même de progrès s'embourgeoise, et les grandes théories qui éclairent les sciences humaines deviennent des idoles dès qu'elles cessent d'être effort et mouvement.

Le marxisme, la psychanalyse portent la marque de ces tentatives et des tentations qui leur sont inhérentes. Le révolutionnaire lui-même est naïvement en quête d'une panacée. Comme l'homme moyen qui se marie, il cherche un remède « définitif » à ses maux, se sclérose, redevient, sous une autre étiquette, le vieil homme de toujours. L'amour est histoire comme l'histoire devrait être amour. Les échecs de l'un et de l'autre proviennent de ce qu'ils trahissent leur vocation de devenir et d'élan, de quête insécurisante du sens, plus sûre toutefois que le renoncement au sens. La « société de consommation », si fortement dénoncée en France dans les années 1968, est un renoncement au sens, mais ni plus ni moins que les idéologies révolutionnaires qui, sous les étiquettes néo-, anti- ou para-marxistes, s'aliènent à ce qu'il y a de fermé dans les concepts d'une philosophie ouverte, vieille d'environ un siècle, et qui aurait dû nous mettre en garde une fois pour toutes contre les choses qui ont fait leur temps. La « révolution psychanalytique » a cessé aussi d'être révolutionnaire dans l'aliénation aux chapelles, aux vases clos de relations faussées. Ces remises en cause fondamentales que sont marxisme et freudisme cessent d'être démystifiantes dès qu'elles arrêtent à leur propre démarche leur tentative de remise en question. En fait, elles le redeviennent dès qu'elles retrouvent, en marge de leur bonne conscience dogmatique, le point aigu de leur inquiétude première, comme l'écrit Élie Wiesel dans Le Chant des morts : « L'homme se définit par ce qui l'inquiète, non par ce qui le rassure. » La peur du changement fait que celui qui a gagné une partie croit les avoir toutes gagnées et aménage le temps de sa conquête, nécropole de son propre message.

À l'inverse, l'homme ne doit pas « vivre dangereusement » pour le plaisir – autre forme de complaisance et d'autodestruction à travers laquelle il tend à choisir le danger le plus flatteur, au lieu de faire face à celui qui lui échoit, énigmatique, quotidien, original et sans cesse reporté. Chaque individu doit traverser la double tentation de la peur du changement et de l'installation dans le changement, révolution érigée en système ou vie bohème d'un temps sans amarres. Il n'est de vigilance que toujours en alerte. Ainsi le prophète interpelle-t-il Dieu : « Toi qui ne dors ni ne sommeilles » ; ainsi la tradition juive rappelle-t-elle en passant qu'il n'est pas de repos pour les justes « même dans le monde à venir ». Phénoménologie de l'insécurité à la fois cosmique et personnelle. L'échec inassumé dans ses dimensions positives – condition même de l'espérance – trouve au niveau social ses dimensions sataniques. Qu'est la guerre, sinon l'échec de la négociation et du dialogue ; qu'est la victoire, sinon le risque que court la conscience à pavoiser ? Aucune référence à l'échec – de l'échec aux examens à celui de l'amour, à celui de l'économie – ne peut se comprendre[...]

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La Chute, L. Cranach l'ancien - crédits : AKG-images

La Chute, L. Cranach l'ancien

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