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ÉCHEC

Les reprises rétrospectives du sens

Assumée en tant que telle, au contraire, la vocation humaine situe l'échec au niveau de la conscience, au niveau du devenir cosmique, comme cette retombée du sens qui nous acculait à un changement jaugé comme impossible. Le piège est partout. La voie s'ouvre sous le piège, et le piège fait obstacle à la voie. L'homme aspire à ce qui, dans sa nature, est à la fois promis et inaccessible. L'« autre » est tour à tour pour lui un loup ou un Dieu. Le dialogue l'apaise et l'inquiète. La parole d'autrui lui est signe et menace, sa propre parole ouvre et ferme les voies de la vérité. L'échec, parfois, le soulage. C'est cliniquement fréquent et phénoménologiquement significatif. Dans l'échec, l'homme se soustrait à une exigence. L'homme qui crie avec le Psalmiste : « Conduis-moi sur ce rocher qui de si haut me domine ! » (Ps., lxi, 2), l'homme qui cherche, à la fois dans le succès naïf, conquis une fois pour toutes, et dans l'échec, la rupture de ce temps sans cesse repris qui le confronte à l'impossible... Mais l'impossible, n'est-ce pas le pacte de l'homme ? « Nous sommes le monstre d'humanité, car nous avons déclaré combat à la nature » (Cohen). L'échec n'est qu'un moment de ce combat infini ; il est, à travers le devenir cosmique, la tentation de la mort. La nature implique un lent cheminement vers sa propre transfiguration, et ce lent cheminement passe à travers notre conscience quotidienne, à travers le monde politique de notre temps et son aliénation aux concepts, à travers les pièges et les voies du désir, ses faims substitutives et ses objets interchangeables choisis parfois pour nous tromper. L'échec, c'est, le plus souvent, cet insuccès que nous nous offrons ou dont nous apercevons la figure dans les structures du monde, ombre objectivée de nos multiples démissions. L'homme, comme jadis Jacob luttant avec l'ange, est sans cesse confronté au miracle. Il y va de sa vie et de bien autre chose. Il lutterait volontiers pour une cause sûre, mais dans le monde où il vit les dieux n'ont – enfin – plus de visage.

L'indicible, l'ineffable le confronte avec une « monstrueuse » victoire sur le monde et sur lui-même. « Et tout cela pour un peut-être ! » – pire : tout cela pour l'impossible. La naturalité implique bien une certitude. Une seule. Celle de la mort, et cette certitude, piège sans cesse reporté, interdit le plus souvent à l'homme les reprises rétrospectives du sens : elle empêche que la philosophie de l'histoire s'inscrive en histoire concrète et que l'homme se reconnaisse dans le temps juif du livre de la Genèse, qui lui apporte plus de promesses, mais aussi plus d'exigences que le mythe grec désespéré, devenu la « bible » de l'inconscient occidental. L'échec n'est que la tentation très naturelle d'en finir une bonne fois avec des exigences impossibles. Mais une impossible exigence renaît sans cesse au cœur de l'homme, et elle fait qu'encore il peut poser sur le sol un pas assuré, effeuiller le calendrier qui le mène vers sa mort.

« J'ai osé atteindre au-delà de ma portée », écrivait jadis un mystique juif. Ce n'est pas là prétention, mais simplement le mot d'une conscience encore étourdie de son aventure, de son émergence au-delà des forces de mort qui, chaque jour, l'assaillent de toutes parts. L'échec est, comme le succès, une tentation naturelle et provisoire qui troue ou immobilise le temps. Or le temps est, lui-même, au-delà de l'échec, notre pacte avec l'impossible. Et ce pacte tient depuis quelques millénaires malgré d'effroyables retombées. Notre vie quotidienne est à son image. Pacte avec l'impossible, promesse folle de l'homme face au monde – et qu'il faut tenir chaque[...]

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La Chute, L. Cranach l'ancien - crédits : AKG-images

La Chute, L. Cranach l'ancien

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