ÉCLIPSE (Théâtre Zingaro)
Il y a le Noir. Il y a le Blanc. Il y a le jour, et puis la nuit. Il y a le yin et le yang, le masculin et le féminin, l'ombre et la lumière, ce qui est vu et ce qui est caché. Il y a l'homme et l'animal étroitement mêlés...
Abandonnant les ors et les rouges des premiers cabarets équestres qui le firent connaître, les cavalcades de l'Opéra équestre, le miroir d'eau de Chimère..., Bartabas, fondateur de Théâtre Zingaro, explore, avec Éclipse (Fort d'Aubervilliers), des voies nouvelles en apparence pour célébrer le dieu cheval. Il a fait du dépouillement sa règle, du refus de l'effet sa loi, jusque dans les costumes en noir et blanc qui habillent la douzaine de comparses qui l'accompagnent – cavaliers, voltigeurs, danseurs transfuges de Pina Bausch ou de Béjart, natifs de France, mais aussi du Maroc, des États-Unis, de Cuba et d'Espagne. Des costumes qu'on croirait copiés sur les robes des vingt-six chevaux frémissants répondant aux noms de Lautrec, Quixotte, Vinaigre, Terminator ou Zingaro, le frison noir à la crinière épaisse, compagnon de Bartabas depuis la naissance de la troupe elle-même.
Sur la piste de sable clair où tombent, un instant, d'irréels flocons de neige, ce n'est que suite d'exercices à la rigueur extrême, de figures rares et complexes, d'images souriantes ou graves, un rien malicieuses parfois, mais toutes en paix profonde, simples et belles. Ainsi la cavalière à la robe aux trois couleurs identiques à celle de son cheval ; ainsi, le combat du danseur noir et de l'acrobate blond ; ainsi, bien sûr, Bartabas lui-même, véritable centaure qui a dépassé depuis longtemps le stade de la simple connivence avec sa monture pour ne plus faire qu'un avec elle, dans une totale symbiose. Il faut le voir, cavalier-Pégase qui se fond en un même corps avec son cheval dans un galop arrière, ou bien qui l'enveloppe des longs voiles noirs de ses bras, telles des ailes d'ange...
Dans la pureté des attitudes et des gestes, les mouvements et les pas remplacent les mots, laissant affleurer une émotion unique au rythme des accords cérémoniels et lents des musiciens venus d'Asie. Ils sont six en tout, Coréens usant d'instruments quasi inconnus du public occidental – taegum (flûte traversière en bambou), p'iri (hautbois à double hanche), haegum (vièles à deux cordes de soie), kayagum (cithare à douze cordes et douze ponts mobiles), chong ju ou ching (gongs), channgo (tambour sablier) et autres puk (tambour à deux peaux à fût en bois de dattier). Ils accompagnent les mélopées shinawi et p'ansori portées par la voix déchirante et rauque d'une chanteuse que l'on dit capable de mettre les mondes en correspondance, selon la tradition des cérémonies chamaniques. Par-delà le sentiment de l'exotisme ainsi suscité, cette musique, qui n'a plus rien d'illustratif, donne au spectacle sa coloration, soulignant par ses tonalités en rupture « la nature conflictuelle des états de l'âme humaine », dans la nostalgie « d'un paradis perdu où l'humain se trouverait en accord avec l'animal, la plante et les éléments... », comme l'écrit Françoise Gründ dans le programme du spectacle. Le résultat : une stupéfiante épure, surtout si l'on garde en mémoire les premiers spectacles de Zingaro.
Il est en effet loin le temps où Bartabas, ce fils d'une famille bourgeoise de Courbevoie (son père était architecte, sa mère médecin) jouait, à l'enseigne du Cirque Aligre, les descendants d'un patriarche mythique d'une lointaine Autriche-Hongrie. C'était à l'orée des années 1980. Il avait déjà couru les routes, se forgeant une nouvelle vie faite d'exercices et de voltiges pour spectacles de rue. La crinière au vent, la lance à la main, on l'avait vu à Avignon, en « off », pourchassant le public au milieu[...]
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Écrit par
- Didier MÉREUZE
: journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à
La Croix
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