CHICAGO ÉCOLE DE, sociologie
La formation de nouvelles pratiques sociologiques
Une série de circonstances se conjuguèrent pour donner aux travaux de ces sociologues, à partir du début des années 1920, une orientation inédite. Un lien étroit s'était établi dès la fondation de l'université entre celle-ci et les groupes réformateurs locaux : professionnels du travail social, activistes de la réforme des prisons ou de la gestion municipale, plus tard mouvements pour l'organisation des quartiers ou pour la planification urbaine. Ces interactions procuraient aux universitaires à la fois des questions, des informations de toute sorte sur les quartiers et les groupes populaires, et des méthodes pour observer ceux-ci. C'est ainsi que la préoccupation centrale des sociologues fut de déterminer les causes de la « désorganisation sociale » dans la grande ville et les moyens d'y remédier : question réformatrice traduite en question sociologique par la médiation d'un concept. Les étudiants envoyés dans les années 1920 à la découverte de la grande ville recueillaient beaucoup de leurs données auprès des travailleurs sociaux, des tribunaux, de la police, des églises. Burgess faisait reporter systématiquement toutes ces informations sur des cartes. Park, qui avait été jadis journaliste, recommandait de faire des interviews auprès des autorités, de récolter des documents dans les administrations, d'étudier la presse. Dans certains cas, il préconisait des « études de cas », pour lesquelles l'enquêteur faisait écrire aux sujets des récits de vie – technique inaugurée par William I. Thomas (1863-1947) lors de son étude sur les Polonais immigrés à Chicago (publiée en 1918-1920) et reprise par la suite, notamment avec des délinquants. En revanche, la participation directe et prolongée de l'étudiant aux situations dont il devait rendre compte – comme dans le cas de l'étude de Nels Anderson sur les sans-abri, dont il avait fait partie (1923), ou dans celui de l'enquête de Paul G. Cressey sur les dancings (1932) – restait exceptionnelle. C'est seulement vers la fin des années 1940 que la notion de « travail de terrain » commença a être utilisée à Chicago par des sociologues : jusque-là, l'essentiel de leurs méthodes était un emprunt direct au travail social et au journalisme.
Le département de sociologie de Chicago, d'autre part, était depuis la création de l'American Journal of Sociology (1895), puis de l'American Sociological Society (1905) au centre des institutions savantes de la discipline. Une des tâches des sociologues universitaires d'alors était de se distinguer des amateurs de science sociale qui faisaient obstacle à la professionnalisation de leur discipline : pour fonder leur revendication de scientificité, il leur fallait de la théorie. Si les constructions abstraites (notamment les grands récits évolutionnistes) ne manquaient pas dans la sociologie universitaire de l'époque, Park et Burgess devaient asseoir leur science sur une théorie compatible avec leurs pratiques d'observation du monde social. Ils reprirent de Charles Horton Cooley (1864-1929) la notion de « contrôle social » et de « groupes primaires » (ceux où le contrôle social s'exerce par des rapports de face-à-face) et « secondaires ». Thomas leur avait fourni la notion de « définition de la situation », qui permettait de centrer l'attention sur la façon dont l'individu, compte tenu de son histoire propre, se représentait l'ordre social en vue d'y agir. Au début des années 1920, Park trouva une solution plus globale en se réclamant de l'« écologie humaine » : il transféra aux groupes humains le vocabulaire et les modèles élaborés par l'écologie végétale et animale – disciplines qui étudiaient les modalités de la concurrence et de la coexistence des espèces sur des territoires. McKenzie développa cette[...]
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Écrit par
- Christian TOPALOV : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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